Zyed, Bouna et les révoltes / Deuxième partie : Quand on a mis l’état d’urgence contre des gamins

Il y a tout juste 15 ans, le 8 novembre 2005, le gouvernement de Dominique de Villepin, soutenu par le Président Jacques Chirac, décrétait l’état d’urgence sur l’ensemble du territoire métropolitain. Une décision lourde de sens, prise sans concession après que les révoltes dans les quartiers populaires aient totalement échappé à tout contrôle. Dans cette deuxième partie d’un dossier consacré aux révoltes de 2005, LaMeute revient sur la mise en place de l’état d’urgence contre des jeunes que tout poussait légitimement à la rébellion. 


Ça n’est rien d’autre que l’histoire d’une dérive. Celle de l’état d’urgence (faudrait-il peut-être commencer par-là), mais aussi celle de son utilisation contre des gamins. Pas des dangereux terroristes. Pas des tueurs en série. Pas des néonazis. Non - des gamins.

Le 8 novembre 2005, cela faisait 13 nuits que la France entière retenait son souffle. D’aucuns tentaient d’éteindre un incendie, d’autres d’attiser les flammes. Cela faisait 13 nuits que, inlassablement, avec la force que procure l’idée qui dit qu’on n’a plus rien à perdre, des jeunes des quartiers populaires s’insurgeaient contre un ordre des choses. Il y avait eu, déjà, la mort de Zyed Benna (17 ans) et Bouna Traoré (15 ans) dans une centrale EDF, après que la BAC les ait poursuivis sans relâche. Il y avait eu, ensuite, les multiples provocations de Nicolas Sarkozy, ministre de l’Intérieur, traitant de “racailles” les jeunes qui rejetaient sa politique stigmatisante et raciste. Il y avait eu ses mensonges, et cette grenade lacrymogène, lancée comme un briquet dans de la poudre à canon, à l’intérieur d’une mosquée en plein culte. Il y avait eu, en somme, toutes les raisons valables pour qu’au sein d’une population spécifique (des jeunes de quartiers populaires et Zones Urbaines Sensibles, racisé-es, sans représentation politique, à 30% de chômage, sans perspective d’avenir, abandonné-es aux racismes et aux violences policières) se propage l’envie et la détermination qui caractérisent les révoltes de grande ampleur. 

En deux semaines, le pays n’était devenu rien d’autre qu’une poudrière en proie aux flammes. Depuis toute la Seine-Saint-Denis, un vent de révolte avait soufflé jusqu’à Lyon, à Nantes, et jusque dans des villes où la galère des quartiers pouvait paraître insoupçonnées, comme à Châlons-sur-Saonne, ou à Metz.


Au total, 276 communes sont à ce moment impactées par différentes formes de révoltes
-allant de l’affrontement avec la police, au guet-apens, au tir à balle réelle en passant par l’édification de barricades et les incendies en tout genre. En une seule nuit, du 6 au 7 novembre, 1406 véhicules sont incendiés à travers le pays (nous consacrerons bientôt un article à ces méthodes d’action et à leur résonance avec l’actualité de ces dernières années).

Capture d’écran 2020-09-01 à 16.52.48.png

“Envoyez-leur l’armée !”, “Tirez-leur dessus !”, “Renvoyez-les dans leur pays !”, s’est alors affolée la bourgeoisie blanche, et avec elle l’ensemble d’un pays qui ne connaissait ni de près, ni de loin (si ce n’est fantasmée à travers la réussite de Zizou et Lilian Thuram) la réalité préoccupante des quartiers et de leurs populations. 

Problème : ces jeunes, quoi qu’en aient dit les Sarkozy et les Le Pen, bah c’était des Français-es. Et que fait-on en France quand on souhaite faire taire des Français-es, pauvres, qui ont choisi de se rebeller ? On leur envoie la police, couverte par l’état d’urgence. C’est Alternative Libertaire, un parti communiste non-autoritariste, qui dans un communiqué cinglant, résume le mieux la situation :

Cette loi avait été appliquée en Algérie entre 1955 et 1962, et en 1984-1985 en Nouvelle Calédonie, pour mater la rébellion indépendantiste.
Avec l’état d’urgence, tout est dit de la façon dont l’Etat français conçoit la réponse à apporter à la détresse sociale, au chômage, aux discriminations, à l’humiliation dont sont victimes les quartiers populaires.
C’est désormais ouvertement la gestion coloniale des « cités » qui est à l’ordre du jour.
— Secrétariat Fédéral d'Alternative Libertaire, 8 novembre 2005

En une seule journée, 25 départements furent autorisés à décréter des couvre-feux. L’Etat inonda les quartiers populaires de pas moins de 11 500 policiers et gendarmes, de véhicules en tout genre, d’hélicoptères, d’armes et de munitions. A partir de ce moment-là, les arrestations arbitraires se multiplièrent, et les sources du ministère de l’Intérieur faisant état des chiffres de la répression paraissent astronomiques, en même temps qu'ils sont à la hauteur d'une mesure aussi grave que l'instauration de l'état d'urgence. Du 27 octobre au 30 novembre 2005, la police a procédé à pas moins de 4470 interpellations (au 14 novembre, elles sont au nombre de 2734), dont 4402 gardes-à-vue. 763 jeunes sont mis sous les verrous, dont 422 majeurs passés en comparution immédiate, sans avoir le temps de préparer une défense viable. Non seulement souhaite-t-on le retour de l'ordre public, mais aussi cherche-t-on à punir, et à punir massivement, même après les faits. 

En moins de deux semaines, la rébellion des quartiers populaires est matée.


Que doit-on retenir de cette application de l’état d’urgence en 2005 ?


Premièrement, que rien aujourd’hui ne va mieux qu’à l’époque. Car nous en sommes à ce moment précis où l’ensemble de la société, crispée par la peur, dominée par les instincts bien plutôt que par la raison, a recours aux mêmes réflexes qu’en 2005. 



A un rassemblement contre l’islamophobie après les attentats de Christchurch en Nouvelle-Zélande. L’affaire n’avait que très peu secoué l’opinion française. 22 mars 2019, Paris, place de la République.

  • La peur d’une population que l’on ne connaît pas, ou par le biais du miroir grossissant de la télévision, pousse à la multiplication des agressions envers les symboles du culte musulman. Hier une grenade dans une mosquée de Clichy-sous-Bois, aujourd’hui une attaque au couteau par un Identitaire à Avignon. La loi contre les “séparatismes”, n’est rien d’autre qu’une loi contre les musulman-es, comme l’état d’urgence fut une loi contre les racisé-es.




Révoltes de 2005 et insurrection des Gilets Jaunes sont les deux faces d’une même pièce : ce qui arrive quand les classes populaires décident de faire front. Argenteuil, 13 février 2019.

  • La peur légitime de la répression pour rien d’autre que ce que l’on est, et non pour ce que l’on fait (si tant est que réprimer soit une solution au départ), la peur de ne plus être écouté-e, de ne même plus être entendu-e face à l’urgence d’une situation, pousse au réflexe de défense, à la montée de la violence. Qu’attendent les quartiers populaires d’un gouvernement qui frappe et tue leurs gamins ? Qu’attendent les hôpitaux d’un gouvernement qui gaze et matraque des soignant-es en pleine crise sanitaire sans nulle autre pareille ? Qu’attendent des lycéen-nes d’un gouvernement qui s’obstine jusqu’à l’absurde à fermer les restaurants, mais pas les salles de classe ?

Quand les soignant-es, le 14 novembre 2019, réclamaient plus de moyens pour les hôpitaux publiques….

  • Les lois d’exceptions ne servent jamais à ce pour quoi on dit les faire. L’état d’urgence en 2005, ce n’est pas protéger les Français-es, c’est matraquer celles et ceux dont on ne veut pas en France. L’état d’urgence en 2015 est moins efficace contre les djihadistes que contre les mobilisations anti-COP21, puis anti-loi Travail. Et le nouvel état d’urgence dit “sanitaire” ne sert pas à protéger les soignant-es et la population, mais à faire passer toujours plus de lois d’exception, pour faire passer toujours plus de contre-réformes. Hier les retraites, demain la mort de la sécu, les drones et les caméras de surveillance. 


Le traitement infligé à la jeunesse en pleine crise COVID-19 ne diffère que sous très peu de points de celui infligé à la jeunesse de 2005. Les lycées mobilisées dans les quartiers populaires subissent une répression féroce, contre ce qui n’est rien…

Le traitement infligé à la jeunesse en pleine crise COVID-19 ne diffère que sous très peu de points de celui infligé à la jeunesse de 2005. Les lycées mobilisées dans les quartiers populaires subissent une répression féroce, contre ce qui n’est rien d’autre au fond que l’émanation du courage et du bon-sens politique.

Et comme l’Histoire apprécie les ironies et les dynamiques cycliques, c’est un nouveau cycle qui a débuté cette semaine, durant laquelle un gouvernement français emploie une violence inouïe à l’encontre de gamins qui, en toute logique et tout simplement, refusent d’aller contracter un dangereux virus dans des salles de cours bondées.

L’affaire de ces lycéen-nes qui, malgré la police, malgré les coups et les menaces de sanctions, prennent en main leur capacité d’action politique est à mettre en lumière avec celle de ces jeunes de 2005. Chaque crise, à sa façon, nous rappelle qu’il y a certains cas où la révolte est la seule option viable. 

zyed-et-bouna-clichy-sous-bois_1151144.jpg

MERCI POUR VOTRE LECTURE

La réalisation de ce reportage a nécessité 2 personnes et environ 4 heures de travail.

- Texte, infographies, photos et mise en page : Graine (qui a travaillé pendant 2 ans sur les révoltes de 2005)

- Relecture : Mes

Aucun bénéfice n’est tiré de cet article. Vous pouvez toujours nous soutenir via notre Tipeee en cliquant sur le lien ci-dessous.