Procès pour la famille Kébé : Un coupable acquitté

À nouveau acquittés. Après cinq jours d’audience (relire notre papier : “circulez y’a rien à redire ou l’erreur inavouable”) et plus de neuf heures de délibération, le jury de la Cour d’Assises de Paris a rendu son jugement, ce jeudi 12 mars au soir : les deux policiers, jugés en appel pour violences volontaires sur Mme Fatouma Kebe et son fils Mohamed, pour des faits qui remontent à juin 2013, ont été acquittés. Les motivations d’un tel jugement sont difficilement compréhensibles. Les soutiens dénoncent “une mascarade”.

Les enfants Kebe (ici Makan à gauche et Mohamed à droite) ont eu la force de revivre un nouveau procès et des heures d’attente depuis le 5 mars dernier. Iels ont poursuivi le combat pour leur mère jusqu’au bout. “Si on avait été sur le banc des accu…

Les enfants Kebe (ici Makan à gauche et Mohamed à droite) ont eu la force de revivre un nouveau procès et des heures d’attente depuis le 5 mars dernier. Iels ont poursuivi le combat pour leur mère jusqu’au bout. “Si on avait été sur le banc des accusés, on aurait pas délibéré autant” pointera Makan dans l’après-midi. ©LaMeute-Jaya

Ce jeudi 12 mars au matin, Antoine C. et Mickaël S. sont rappelés, une dernière fois à la barre. On pouvait s’attendre à des excuses envers la famille Kébé : « Je n’ai rien à ajouter », lâche le premier. « Rien du tout ? » relance le Président. « Non». A deux reprises, ils confirment tous les deux n’avoir rien d’autre à dire après cinq jours d’audience, éprouvants.

Aisha porte un portrait dessiné de Mme Kebe avec cette inscription : “Le Travail d’une mère n’est jamais terminé”. ©LaMeute-Jaya

Aisha porte un portrait dessiné de Mme Kebe avec cette inscription : “Le Travail d’une mère n’est jamais terminé”. ©LaMeute-Jaya

Le jury (composé de neuf jurés populaires et de trois magistrat•es) délibère pendant neuf longues heures. Le temps s’allonge. Chacun•e retient son souffle. « Les secondes sont des heures » écrit Makan Kébé, sur instagram dans l’après-midi, entre des déambulations dans le hall de la porte close de la Cour d’Assises numéro 3 du Palais de Justice de Paris, dont les soutiens commencent à connaître chaque recoin. « J’ai l’impression d’attendre dans un couloir d’hôpital » confie le jeune homme de 26 ans.

Sa mère, Fatouma Kebe est décédée l’année dernière, des suites d’une maladie, sans que Justice ne lui soit rendue. Les policiers avaient été acquittés en 2018 par la Cour d’Assises de Seine-Saint-Denis (93). C’est aujourd’hui les enfants Kebe qui poursuivent le combat, elleux qui ont eu la force de revenir sur ces bancs pendant cinq jours, y entendre à nouveau les faits exposés et les justifications des policiers qui n’ont jamais eu un mot à leur égard.

Pas de légitime défense pour Antoine C. mais un « état de nécessité », joker du droit pénal

ll est environ 19H30 lorsque la Cour reprend finalement place dans la salle d’audience pour rendre le jugement : 11 questions étaient posées pour juger les deux accusés, Antoine C. -celui qui a lancé la GMD (grenade à main de désencerclement) ayant pour conséquence l’éborgnement de Mme Kébé- et Michael S. -l’auteur du tir de LBD (lanceur de balle de défense) qui a touché Mohamed à l’oreille, alors qu’il se trouvait à moins de dix mètres de lui (règle d’usage du LBD).

« A la première question,  l’accusé Antoine C. a-t-il volontairement exercé des violences ? La réponse est oui à majorité de huit voix » entame le Président.

Sont-ce des violences ayant entraîné une mutilation et une infirmité permanente ? « Oui ». La Cour rappelle également que ces violences ont été commises alors que l’accusé était dépositaire de l’autorité publique (ce qui est une circonstance aggravante pour des faits de violences).

Les questions cruciales arrivent enfin : celles de la légitime défense, invoquée par la défense.  Antoine C. bénéficie-t-il de l’irresponsabilité pénale ? La réponse est non. En revanche, la Cour retient que le policier a agi en « état de nécessité ».

“Comme la Justice avait retenu cet état de nécessité dans la mort de Youssef Khaïf, 23 ans, en 1991” compare Samir Elyès, bibliothèque des quartiers populaires et ancien membre du MIB (mouvement de l’immigration et banlieues). L’état de nécessité, ”la version élargie” de la légitime défense, notait Libération en 2001.

L’état de nécessité, ce joker du droit pénal ;

« N'est pas pénalement responsable la personne qui, face à un danger actuel ou imminent qui menace elle-même, autrui ou un bien, accomplit un acte nécessaire à la sauvegarde de la personne ou du bien, sauf s'il y a disproportion entre les moyens employés et la gravité de la menace. » énonce l’article 122-7 du Code Pénal.

Pour justifier cet « état de nécessité » invoqué, le Président poursuit : « Antoine C. est bien l’auteur d’un jet de GMD, ce qu’il reconnaissait depuis le début de l’affaire. Mme Fatouma Kébé a bien été blessé à l’œil gauche » Et d’ancrer la perte de cet œil gauche comme conséquence du recours à cette arme – reconnaissant par là-même que la GMD est bien l’arme qui a blessé Mme Kébé (et non le LBD comme cela avait pu être discuté).

La Cour rappelle bien qu’Antoine C. n’a pas respecté le code d’usage de cette arme sublétale -dites aussi « intermédiaire »- « par le jet en cloche notamment [et pas au sol, NDLR] ».

Déplorant les mensonges d’Antoine C. au début de l’enquête, ce, d’autant plus qu’il est un représentant de l’État, la Cour estime tout de même qu’il ne pouvait pas savoir, il y a sept ans, que la GMD pouvait avoir de telles conséquences.

Retenir l’état de nécessité, en rejetant la légitime défense, c’est estimer que la protection des policiers, des collègues de l’accusé, était plus importante que les dégâts causés par l’utilisation de cette arme. Retenir l’état de nécessité, c’est, en quelque sorte, rejoindre ce qu’a pu dire Mme Dubois, membre de l’IGS, à la barre : Mme Kebe est considérée comme un dommage collatéral. Retenir l’état de nécessité, c’est ce que souhaitait la stratégie de la défense, faisant prévaloir la protection du corps policier avant tout. « C’est une décision incompréhensible pour l’avocat que je suis et les victimes que je représente. C’est une immense déception de voir que la Cour d’assises a estimé ne pas devoir sanctionner ce genre de comportement des policiers. » réagit Me Honegger, avocat des parties civiles.

“Que des bandes d’hypocrites”

Les juré•es et les magistrat•es se basent sur les vidéos pour rappeler que les policiers étaient menacés, qu’ils étaient la cible de jet de projectiles. Un soulagement pour les policiers.

Pourtant, dans son réquisitoire prononcé le mercredi 11 mars 2020, l’avocate générale, S. Kachaner, avait bien ciblé, elle aussi, les vidéos, dénonçant les propos des policiers qui ne « résistent pas à l’examen des vidéos », alors même que la défense arguait que ces vidéos n’offraient qu’un point de vue biaisé, tronqué, de la réalité :  « Au regard du visionnage des vidéos, ce sont des « contre-vérités ». Des contre-vérités, c’est une litote, je dirais même au sujet de Monsieur S. qu’il s’agit de mensonges. » Le parquet avait dénoncé l’absence de « riposte proportionnelle » de la part d’Antoine C., et « l’absence totale de considération pour les riverain•es constitué•es de familles qui vivaient paisiblement avant l’intrusion des forces de l’ordre ».  L’avocate générale avait requis 18 et 6 mois de prison avec sursis, sans interdiction de travailler, pour A.C et M.S (respectivement).

« La question de la proportionnalité de la riposte a été appréciée avec ce qu’Antoine C. pouvait savoir à ce moment-là des conséquences de la grenade – arme de force intermédiaire. » Le Président tient à rappeler qu’à l’époque (les faits remontent à juin 2013) il n’y avait « aucune conséquence dommageable », contrairement à aujourd’hui, où les dangers des armes intermédiaires sont largement discutés médiatiquement. 

« Les politiciens qui sont partis demandé des signatures à l’Assemblée pour les interdictions, n’oubliez pas que ça a commencé avec Mme Kébé, ça n’a pas commencé avec les Gilets Jaunes. »
— Assa Traoré

Les violences souffertes par la famille Kebe pouvaient créer jonction, elles se situent à un carrefour de plusieurs discriminations, de plusieurs combats : contrôle au faciès, violence sur une femme et sa fille, tir de GMD, tir de LBD - ces armes de l’ordre qui sont actuellement largement décriées -.  

Si la Cour balaie d’un revers de main ce point de convergence en rappelant que 2013 n’avait rien à voir avec le contexte actuel,  il n’y a, dans tous les cas, pas grand monde pour concrétiser cette possible jonction; très peu de médias (le Parisien, France Culture et quelques médias indépendants), des soutiens du quartier de Villemomble (93) et des militant•es de quartiers populaires, mais aucun Gilets Jaunes, aucun•e figure politique de celles qui se sont érigées pour alerter sur le danger des armes intermédiaires.

Assa Traoré lâche, énervée : « Bande d’hypocrites. » Et de développer : « Aller manifester c’est très bien ! Demander l’interdiction de ces armes c’est très bien ! Mais parce que Mme Kébé était noire, c’était une femme et que ce n’est pas assez médiatisé pour vous, vous n’étiez pas là ? Ici c’était les quartiers qui étaient là ! Les politiciens qui sont partis demandé des signatures à l’Assemblée pour les interdictions, n’oubliez pas que ça a commencé avec Mme Kébé, ça n’a pas commencé avec les Gilets Jaunes. C’est que des bandes d’hypocrites. Voilà. Quand on a fait l’appel pour aller avec les Gilets Jaunes, c’était pour ça ; le concret était là, c’est ce qu’on voulait voir. Le procès a duré une semaine. Il y a des personnes qui n’étaient pas là. C’est pas grave, on va le continuer le combat. C’est là que vous auriez dû être. »

De gauche à droite : Mohamed Kebe, Assa Traoré et Makan Kebe. “Il faut relever la tête ! Le combat de Mme Kébé, c’est les enfants Kebe qui l’ont porté jusqu’ici” dira Assa au sortir du procès. ©LaMeute-Jaya

De gauche à droite : Mohamed Kebe, Assa Traoré et Makan Kebe. “Il faut relever la tête ! Le combat de Mme Kébé, c’est les enfants Kebe qui l’ont porté jusqu’ici” dira Assa au sortir du procès. ©LaMeute-Jaya

Légitime défense retenue pour Mickaël S.

Le Président, après avoir demandé un peu de calme dans la salle, poursuit sa lecture : « Mickaël S. a-t-il volontairement exercé des violences sur Mohamed ? La réponse est oui. » Ces violences ont bien entraîné une ITT de huit jours ou plus, alors que le policier agissait dans l’exercice de ses fonctions. En revanche, cette réponse sonne le glas de l’espoir de la famille Kebe de voir la Justice lui être rendue : « L’accusé bénéficie-t-il des causes de l’irresponsabilité pénale ? La réponse est oui. »  

Du côté des parties civiles s’en est déjà trop. Makan a la tête enfouie dans ses mains. Une jeune femme quitte la salle alors que le jugement se poursuit à voix haute : la Cour retient le stress invoqué par les policiers face à une situation de danger ; elle rejoint le tableau caricatural du 93 aux couleurs hostiles et dangereuses et, bien qu’elle redise que l’interpellation de Makan était injuste, elle estime que « rien ne justifiait l’intervention de Mohamed », son frère qui avait alors dévalé les quatre étages de son immeuble à toute vitesse pour rappeler à la police que son frère n’avait rien à voir dans les rodéos pour lesquelles elle avait fait le déplacement.

« C’est toujours les mêmes mensonges. Mais c’est eux les vrais bandits. Nous on est fier•es de nous !  »
— Awa Gueye, soeur de Babacar Gueye

Mohamed, qui a reçu des coups avant d’être victime de ce tir de LBD non-réglementaire aux usages (ne respectant pas l’interdiction de viser la tête et la distance de plus de dix mètres), se serait approché les mains en l’air, « geste dont Mickaël S. pouvait se méprendre » précise la Cour - rejoignant à nouveau Mme Dubois de l’IGS (Inspection Générale des Services -ancien IGPN jusqu’au mois d’août 2013) qui jugeait que le policier avait « pu croire » que Mohamed tenait une arme. Pour la Cour, l’action simultanée des trois policiers à ce moment-là vient prouver la situation de danger et la nécessité de l’action policière.

En trois secondes, il y a  eu le jet de gaz lacrymogène et trois détonations; deux de flash-ball et une grenade à main de désencerclement (GMD) ” rappelait Me Honegger, avocat de la famille Kébé.

Donc plus on tire, plus on tire ? Vendredi dernier, Me Merchat, l’avocat de la défense (ancien commissaire, également avocat des policiers dans la mort de Zyed et Bouna comme dans celle d’Amine Bentounsi), demandait à l’adjoint-chef de la BAC de nuit du 93 : “A force de s’habituer au danger, on n’est pas forcément plein de sang-froid ? ».  Comme si l’habitude au danger ne pouvait pas avoir d’autres conséquences telles qu’une mauvaise analyse, comme si le stress ne pouvait pas faire réagir hors de proportion.

« On continuera à se battre »

« Nous, notre quotidien, c’est : on sort, on se fait contrôler ! Si mon frère s’appelait Jean, le policier aurait-il été acquitté ? » s’exclame Makan au sortir de l’audience. ©LaMeute-Naje

« Nous, notre quotidien, c’est : on sort, on se fait contrôler ! Si mon frère s’appelait Jean, le policier aurait-il été acquitté ? » s’exclame Makan au sortir de l’audience. ©LaMeute-Naje

Mais ce jury est peu représentatif de la société ; très peu de personnes racisées (l’avocat de la Défense réfutera d’ailleurs les quelques-unes présentées) et une connaissance, somme toute, archétypale et stigmatisante de la réalité des quartiers populaires. « On sait qui rend justice ici » entendra-t-on parmi les soutiens.

« Aujourd’hui, on connaît les noms des accusés et des gens qui les ont protégés » rappelle Makan, au sortir de la salle d’audience, bien qu’un profond désarroi anime la famille, les jeunes et les soutiens présent•es aujourd’hui. « On nous traite comme des criminels » lance le jeune fils Kebe, en regardant l’attroupement de gendarmes qui se forme pour les pousser vers la sortie du tribunal. « Si j’avais fait le quart de ce que les policiers ont fait, j’aurais déjà pris du ferme et on aurait pas délibéré autant » lâchait-il plus tôt dans l’après-midi. Ce soir, il a la force de prendre la parole pour poser cette question: « Nous, notre quotidien, c’est : on sort, on se fait contrôler ! Si mon frère s’appelait Jean, le policier aurait-il été acquitté ? »

Assa Traoré, la sœur d’Adama Traoré (RELIRE NOTRE PAPIER ICI et ICI ) venue en soutien pendant tout ce procès, refuse de se laisser abattre et préfère encourager à se battre : elle salue l’important travail de fond de la famille Kébé qui « n’a rien perdu ». 

Un groupe de gendarmes se forment devant la salle d’audience. Les gendarmes encadrent les proches et soutiens, déjà meurtris par l’annonce du délibéré, jusqu’à la sortie. “Pas de Justice, pas de Paix” résonne haut et fort, ricochant sur les murs du …

Un groupe de gendarmes se forment devant la salle d’audience. Les gendarmes encadrent les proches et soutiens, déjà meurtris par l’annonce du délibéré, jusqu’à la sortie. “Pas de Justice, pas de Paix” résonne haut et fort, ricochant sur les murs du Palais de Justice de Paris. ©LaMeute-Jaya

« Deux instances ! Le combat, c’est la famille Kébé qui l’a ramené jusqu’ici ! Le combat on l’a gagné ! Personne ne connaissait Mme Kébé avant hein ! On ne se connaissait pas ! Awa Gueye est venue de Rennes.» A ses côtés, Awa, la sœur de Babacar Gueye (RELIRE NOTRE PAPIER ICI ) enchaîne: « c’est toujours les mêmes mensonges. Mais c’est eux les vrais bandits. Nous on est fier•es de nous ! »

Les gendarmes encadrent les parties civiles et leurs soutiens jusqu’à la sortie du Palais de Justice, alors que tous•tes scandent avec rage et détermination : « Pas de Justice Pas de Paix ».

Devant les grilles du Palais de Justice, quelques soutiens supplémentaires attendent la sortie des proches. Almamy Kanouté, militant des quartiers populaires et acteur, conclut : “On acquitte des policiers qui ont provoqué cette situation? On acquitte des criminels? Avec des conséquences qui touchent encore la famille aujourd’hui? Ne nous expliquez pas que la justice existe; on est obligé de créer ce rapport de force. On continuera à se battre !»

Aujourd’hui, Makan a écrit ces lignes : “Mon frère...
On a réussi à aller jusqu’au bout
Mon frère, on s’est fait frapper ensemble par des policiers
Mon frère, on était dans des cellules voisines, pensant qu’on allait rester derrière les barreaux
Ignorants ce que maman avait subi
Mon frère on était assis ensemble sur le banc des accusés
Mon frère on a réussi à m’innocenter
Mon frère on a réussi à mettre aussi les policiers sur le banc des accusés
Mon frère on s’est battu on a mis en évidence tous les mensonges des policiers
Tout le monde en est témoin
Malgré ça eux aussi ont été acquittés
On y comprend rien mais c’est comme ça
J'avais rêvé mieux pour nous mais j'ai pas eu l'temps
Chercher le bonheur dans la justice que j'ai pas vu dedans
C'est notre histoire, j'en prends soin, et je l’écris sans point
Et toi, n'oublie jamais qu'il y a ton petit-frère dans l'coin”

CAGNOTTE : Pour soutenir la famille Kebe, c’est ici

©LaMeute - Jaya







Merci de nous avoir lu.e.s , vous pouvez soutenir notre travail en allant sur le Tipee LaMeute