PAROLES DE SOIGNANT•ES: «On est les vers de terre de la société »

Pénurie de masques, pénurie de médicaments à venir, pénurie de lits et de personnels… Les soignant•es sont à bout. La pandémie de COVID-19 fait suinter les plaies de l’hôpital public en France. Paroles de soignant•es, en Bretagne, Haute-Savoie (74) et dans le Grand Est.

Face au manque de moyens pour gérer la crise sanitaire, les collectifs inter-Urgences et inter-Hôpitaux, eux, viennent de déposer plainte contre X pour -entre autre-  “mise en danger de la vie d’autrui” et “homicide involontaire”; quelques jours avant de déposer une requête devant le Conseil d’État pour faire face aux stocks de médicaments qui s’amenuisent de jour en jour.

Manifestation interprofessionnelle - 15 octobre 2019 [Pompiers et Urgences, en souffrance] ©LaMeute-Nameu

Manifestation interprofessionnelle - 15 octobre 2019 [Pompiers et Urgences, en souffrance] ©LaMeute-Nameu

Dans un hôpital vosgien du Grand Est, qui ressemble à un vieux bunker, les banderoles « hôpital en grève » sont encore accrochées, près de l’entrée principale et celle du service des Urgences. Là où, aujourd’hui, des soignant•es sont posté•es pour vérifier la température de chaque personne qui pénètre dans l’enceinte de l’hôpital, et pour leur administrer une dose de solution hydro-alcoolique.

Devant les Urgences, des tonnelles ont été installées pour les patient•es atteint•es du COVID-19.

Dans cet hôpital, ce sont les deux services de chirurgie (« services pâte-à-modeler » comme le dénomme une infirmière) qui ont été réquisitionnés pour désormais devenir celui du COVID-19. En trois semaines, certaines chambres ont été doublées; le service passant désormais de 18 à 26 lits. Ils sont scindés en deux parties : une pour les suspicions de cas et l’autre, pour les patient•es positif•ves. En revanche le personnel, lui, est toujours si peu nombreux.

DÉSERT MÉDICAL : « ON EN PREND DE TOUS LES CÔTÉS »

Seul centre hospitalier à des kilomètres à la ronde, cet hôpital est décrit comme « délaissé » par les soignant•es qui ont vu des lits se fermer et le personnel s'amenuiser en 20-30 ans.

Certaines structures sont désuètes, comme les douches communes. Ça ne se fait plus dans les gros centres hospitaliers. Ce qu’on développe de nouveau, à la limite, c’est l’ambulatoire… On restructure un peu les Urgences… Mais aujourd’hui avec la crise sanitaire, cette désertification médicale, les problèmes dénoncés depuis des années, on les ressent encore plus. Il y a toujours eu des difficultés à créer de l’embauche à Neufchâteau, mais c’est aussi difficile de trouver du personnel

Son diplôme en poche, cette jeune infirmière de 24 ans a emménagé dans une autre région, à la recherche de meilleures conditions de travail : « Il y avait de plus en plus de patient•es à charge sur nos postes; on est appelé•es sur nos jours de repos et de congés, sans avoir le choix ; on arrête des collègues sans embaucher derrière. Il y a une réelle crise du personnel à Neufchâteau. Et les supérieur•es nous prennent vraiment pour des larbins : nous, infirmièr•es, aide-soignant•es, ASH (agent des services hospitaliers, NDLR). Et derrière, les patient•es se plaignent… On en prend de tous les côtés ».

Elle n’a cependant pas hésité une seconde à se porter volontaire pour revenir travailler dans l’un des deux services de chirurgie - transformé en « service COVID-19 » sans que les soignant•es n’aient eu le choix. Connaissant le désert médical que représente la région, cette jeune infirmière a voulu venir soutenir ses anciennes collègues, toujours en sous-effectif alors que certaines chambres ont été doublées : « En journée, on est trois infirmières et 3-4 aide-soignant•es. La nuit : deux infirmièr•es et une aide-soignante. Mais d’habitude on est encore moins ».

Comme cette infirmière, quatre soignant•es ont aussi rejoint ce service de “CHIR_B”. Certain•es ont été détaché•es des soins palliatifs ou ambulatoires; «Certaines ont même été obligées de revenir en tant qu’aide-soignantes alors qu’elles suivaient une formation pour évoluer en tant qu’infirmière. Elles n’ont pas eu le choix... Et continuent leur formation en parallèle". Désormais, le service Covid_19 empiète aussi sur l’autre partie (“CHIR_A”) du service de Chirurgie de Neufchâteau, réquisitionnée elle aussi devant l’ampleur du nombre de patient•es. 

« Des gens qui ne sont pas du tout formé•es, des faisant•es de fonction 2, ayant bossé en cuisine ou en lingerie, sont aujourd’hui catapulté•es pour faire les nuits !! C’est extrêmement dur... »
— Agnès, infirmière de 60 ans dans un EHPAD de Bretagne

Face au manque de personnel, le directeur de l’Assistance Publique-Hôpitaux de Paris (AP-HP), Martin Hirsch, lançait un appel aux renforts, demandant la réquisition de soignant•es, le 25 mars dernier. A Neufchâteau, l’Ordre Infirmier a déjà envoyé des mails aux infirmier•es retraité•es pour se tenir prêt•es à être réquisitionné•es. Les élèves infirmier•es, elleux, le sont déjà.

Les syndicats, de leur côté, “renvoient [Martin Hirsch] à sa politique de réduction de lits et d’effectifs.” comme le note l’Humanité quand Reporterre rappelle dans une brève que les 4.9 milliards de dollars dépensés pour des armes nucléaires en 2019 auraient pu financer “100.000 lits de soins intensifs, 10.000 ventilateurs et les salaires de 20.000 infirmières et 10.000 médecins français.”

Le COVID-19, en plus d’insuffler une ambiance stressante pour les patient•es comme pour les soignant•es, impliquent de grandes précautions, et alourdit considérablement leur travail. La propagation du virus entraîne à une sur-vigilance nécessaire (surveillance permanente de l’état des patient•es, vérification de l’état sanguin, de la tension artérielle, de la gestion d'oxygène) alors qu’il est impossible d’être à plus d’un•e infirmièr•e par chambre : l’autre est posté•e à l’entrée pour la traçabilité des soins. « On met plus de temps à faire le tour. Et on prend aussi beaucoup de temps à s’habiller… Heureusement, pour le moment on a le matériel. Masques chirurgicaux, quelques FFP2, des sur-blouses, des gants, des lunettes en fonction des soins que l’on doit faire… Mais il faudra voir sur le long-terme. On n’a pas encore les machines pour tester les patient•es à Neufchâteau, donc les examens se font à Nancy et les résultats arrivent sous 2 à 3 jours…  ».

Rien qui n’aide à désengorger cet hôpital. Et les établissements de Nancy commencent à être saturés. « La vague est en train d’arriver », souffle l’infirmière.

Avec ce qu’on nous décrit de cette vague, on ne va pas être raccord avec nos valeurs, avec ce qu’on nous a appris : l’empathie, l’écoute… Ce n’est plus possible car on doit passer moins de temps dans les chambres, on est moins présent•es pour le/la patient•e… Certain•es, on va les voir mourir impuissant•es ! Ca n’a pas de sens ! .

La casse de l’hôpital public ne permet pas aujourd’hui de pouvoir affronter une telle pandémie. C’est donc tout une nouvelle organisation que les soignant•es mettent en place elleux-mêmes. Beaucoup d’autonomie, de bricolage et de bon sens : « on essaie de calculer, de rassembler les soins, que tout soit fait en même temps. A la maternité, des accouchements se font par visio pour les conjoints car les visites sont désormais impossibles. On se donne des conseils, on échange beaucoup. Heureusement, il y a une énorme solidarité entre nous. Mais c’est impossible de prévoir sur le long terme. On ne sait pas à quelle sauce on sera mangé•es… »

Manifestation interprofessionnelle - 15 octobre 2019 [Pompiers et Urgences, en souffrance] ©LaMeute-Nameu

Manifestation interprofessionnelle - 15 octobre 2019 [Pompiers et Urgences, en souffrance] ©LaMeute-Nameu

EN EHPAD COMME À L’HOSTO’ : « BRICOLAGE ET BON SENS, ON FAIT AVEC CE DONT ON DISPOSE »

Cette autonomie, ce bricolage avec les moyens du bord pour faire face à la pandémie est le sort réservé à toustes les soignant•es du pays aujourd’hui.

Ce sont elleux qui se retrouvent en première ligne après des années de mesures politiques détruisant l’hôpital et le service public pour en faire une entreprise rentable (via la mise en place de la tarification à l’activité en 2003 ou encore la loi HPST -Hôpital, Patients, Santé, Territoires- de 2009 / à ce propos, voir cet article de Lola Ruscio ainsi que ce papier d’ACTA, “le soin ne peut pas être rentable” et-ou revoir les émissions de France Culture, en liens, dans cet article).

En quelques chiffres, on comprend le couac : “entre 2003 et 2007, le nombre de lits à l’hôpital a diminué de 68 000 (dont 48 000 en longs séjours)” rappelle cet article de La Brèche. Mais en 15 ans, l’activité a augmenté de 15%, tandis que le personnel soignant•es progressait difficilement de 2% (en comptant le personnel administratif) comme le soulignent les études du haut fonctionnaire Pierre-Louis Bras. Le tout, entassé donc sur le dos des soignant•es..

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“Les Urgences, ce n’est pas que les AVC, ce n’est pas que les belles et grandes idées d’opérations vitales romantisées. C’est aussi les personnes ivres, en détresse psychologique importante et qui n’ont nulle part d’autre où aller à ce moment là de leur vie. Il faut que la structure puisse encaisser ces vulnérabilités !”

Hugo Huon, membre du collectif Inter-Urgences - qui s’est lancé le 18 mars 2019, a travaillé cinq ans au service des Urgences : “les Urgences, ce n’est pas que les AVC, ce n’est pas que les belles et grandes idées d’opérations vitales romantisées. C’est aussi les personnes ivres, en détresse psychologique importante et qui n’ont nulle part d’autre où aller à ce moment là de leur vie. Il faut que la structure puisse encaisser ces vulnérabilités ! On a donc deux niveaux de lectures en bossant aux Urgences : en aval, sur l’institution, sur le nombre de lits, les conditions de travail, etc. Et amont, on côtoie une misère sociale toujours plus grande, on observe l’augmentation franche des inégalités... Après cinq ans, j’ai arrêté, j’en pouvais plus. On se demande comment on en arrive là”.

Le chemin de la destruction de l’hôpital public, Hugo Huon le connaît trop bien. En citant notamment le livre La Casse du Siècle (de Fanny Vincent, Pierre-André Juven et Frédéric Pierru, paru 2019 & à télécharger gratuitement ici ), Hugo revient sur cette histoire et sur celle des résistances des soignant•es :

Il y a deux choses : d’abord un vieillissement de la population qui entraîne plus de dépenses de santé. Dans une mouvance générale de réformes des institutions publiques, un système va donc être mis en place pour légitimer ces réductions de dépenses : cela passe par une technocratisation à l’extrême, en disant que les médecins auraient trop de pouvoirs et qu’il faut donc en donner à des gestionnaires, censés décentraliser le pouvoir.
C’est ce que raconte La Casse du Siècle… Par exemple, on crée le numerus clausus en se disant que, s’il y a moins de médecins, il y aura moins de malades… ça en dit long sur les syllogismes à l’œuvre dans la destruction du service publique!.

Manifestation interprofessionnelle - 15 octobre 2019 [Pompiers et Urgences, en souffrance] ©LaMeute-Nameu

Manifestation interprofessionnelle - 15 octobre 2019 [Pompiers et Urgences, en souffrance] ©LaMeute-Nameu

Hugo Huon évoque les anciens mouvements de défense de l’hôpital publique menés par les professionnels (“surtout des médecins parisiens au début”) contre la gestion d’un hôpital-entreprise et la tarification à l’activité (T2A) : “il y a une dizaine d’années, la T2A été dénoncée parce qu’elle ne s’appliquait pas aux malades chroniques. En plus, elle mettait de facto les services hospitaliers en concurrence. Ça a contribué à détruire les collectifs de travail”. Et de résumer : “dans les faits, on est dans une logique du “diviser pour mieux régner”...”.

Hugo aborde particulièrement le service des Urgences : “il y a un doublement du nombre de passage en 20 ans ! En parallèle de la baisse du nombre de médecins… Aujourd’hui, ce sont les internes qui font tourner la machine. Résultat aujourd’hui, les soignant•es travaillent plus pour gagner moins. Et les structures ne suivent pas car l’État a arrêté l'investissement sur le bâti… Dans un but électoral, les gouvernements successifs ont eu pour objectif de réduire le nombre de point de PIB pour l’hôpital public. Aujourd’hui, les outils gestionnaires sont pervertis pour réduire les dépenses. Et l’hôpital s’endette en faisant des emprunts toxiques pour rénover. Voilà d’où vient largement la dette actuelle…”.

« Vous comptez les sous, on comptera les morts », pouvait-on lire parmi les pancartes brandies ors des nombreuses manifestations des soignant•es face auxquelles les dirigeant•es ont préféré faire la sourde oreille. Lorsque 1100 médecins jetaient leurs blouses blanches en janvier, le gouvernement détournait les yeux. Aujourd’hui, le pouvoir exécutif parle (la semaine dernière, E. Macron a annoncé un « plan massif d’investissement et de revalorisation de l’ensemble des carrières »), oui, mais pour les soignant•es il dit si peu, et si mal : « C’est l’hôpital qui se fout de la charité ! », s’exclame la jeune infirmière de cet hôpital vosgien. « Ça fait plusieurs années que les politiques détruisent l’hôpital public et pourtant tout le monde continue à voter en ce sens, pour ce même chemin. On n’attend pas de médailles ou d’applaudissement, moi je m’en fous “, s'esclaffe-t-elle. “ Je sais pourquoi je fais ce métier. Mais je suis sûre que rien ne changera par la suite. Je n’ai aucune confiance en leurs promesses. J’ai plutôt peur qu’on se fasse poignarder dans le dos ».

Manifestation des soignant•es de l’Essonne (91) - mai 2018. ©LaMeute - Smoke

Manifestation des soignant•es de l’Essonne (91) - mai 2018. ©LaMeute - Smoke

De l’autre côté de la France, en Bretagne, Agnès, infirmière en maison de retraite, témoigne du même phénomène d’adaptation : « on découvre au fur et à mesure et on bricole. On a peu de directives pour nous dire de faire-ci ou ça. On fait avec notre bon sens, avec ce dont on dispose».

Ici, comme dans de nombreux centres de soins, ce sont les soignant•es qui ont pris sur leur temps libre pour confectionner des masques en tissus pour tout le monde, faute de mieux, dans l’attente de masques adaptés. « La direction m’a dit : ‘’il ne faut pas rêver, l’ARS [Agence Régionale de Santé, NDLR] nous a dit qu’on n’est pas prioritaires…’’. Je le comprends, mais je suis sûre qu’il y en a qui sont planqués, dans certaines entreprises, chez les particuliers… Il y en avait pour les élections municipales ! Il faut les redistribuer »,  souhaite cette infirmière de 60 ans. «Ici, comme on n’en a que quelques-uns et qu’il n’y a pas de cas avéré chez nous, on privilégie le tissu pour le moment...». Un risque qui pourrait être limité, avec plus de moyens.

« Si on équipait maintenant, on limiterait le traumatisme et les départs de personnel post-crise »
— Hugo Huon, membre du collectif Inter-Urgences

Si Agnès reconnaît la position ‘’privilégié’’ de son EHPAD par rapport aux hôpitaux -en particulier dans les régions gravement touchées (Ile de France, Grand Est), ici aussi, la crise du personnel alourdit la charge de travail des soignant•es (voir ce reportage de Florence Aubenas qui a passé les 11 premiers jours de confinement en EHPAD à Bagnolet, 93) : « il y a eu beaucoup d’arrêts maladie parmi les collègues car il y en a qui sont asthmatiques ou souffrent de maladies auto-immunes. Donc on bricole… Il y a des gens qui ne sont pas du tout formé•es, des faisant•es de fonction 2, ayant bossé en cuisine ou en lingerie, qui sont aujourd’hui catapulté•es pour faire les nuits !! C’est extrêmement dur ». Dans cette maison de retraite, c’est donc seulement deux personnes qui sont en poste, de nuit, pour s’occuper des 83 résident•es réparti•es sur trois étages, dont une unité Alzheimer demandant extrêmement d’attention. « Elles apprennent sur le tas… Elles s’y mettent par la force des choses… Et c’est comme ça dans toutes les maisons de retraites :  la même galère pour tous les établissements médico-sociaux », lâche l’infirmière -scandalisée et à bout de nerfs. La journée, le personnel est plus nombreux mais la charge de travail a augmenté (avec les repas en chambre et les infirmières libérales qui venaient pour les résident•es en foyer-logement ne viennent plus, par mesure de sécurité).

La crise sanitaire empêchant toutes visites, les résident•es sont souvent stressé•es et demandent plus d’attention. Un cercle infernal. Sans qu’aucune organisation ne soit mise en place en amont : « il n’y a pas assez de concertation avec la direction ! Alors qu’on est en pleine crise, qu’on est déjà en sous-effectif, et en dehors de toute prise en compte du risque de contamination, nous avons eu trois nouvelles entrées ! », s’effare l’infirmière. « Dont une personne qui n’est pas confinée; elle va trois fois par semaine en dialyse à l’hôpital de Saint-Nazaire ! C’est un gros risque ! Tout cela devrait être décidé en concertation avec nous et les médecins ! ».

L’infirmière pointe du doigt l’absence de réflexion de fond et d’organisation pour leur alléger le travail : « Les appels téléphoniques ne sont pas filtrés ! Je comprends que les familles soient inquiètes et qu’elles aient besoin d’avoir des nouvelles, mais on a déjà une énorme charge de travail et quand on reçoit tous ces appels, on doit enlever nos masques, nos gants. On est déjà en train de galérer en soins parce qu’on a pas le temps… Ce n’est pas possible. Il faut trouver des solutions pour qu’on puisse continuer de travailler ! Dans des circonstances exceptionnelles, il faut mettre en place un mode d’organisation exceptionnel ». En guise de sparadra, les soignant•es ont pensé à réaliser des vidéos avec les résident•es, qui seront ensuite transférées aux familles.

Agnès non plus ne voit pas d’un bon œil ce qu’elle dénonce comme un « effet d’annonce des politiques » :

Ça ne mange pas de pain, ça fait du bien à entendre. On nous flatte, mais nous, on vous attendra au tournant ! On n’acceptera plus de revenir à des situations aussi problématiques. Il faut pouvoir former les gens convenablement, il faut qu’il y ait un quota de soignant•es bien plus important partout, et qu’on arrête de nous mettre la pression avec des objectifs d’équilibre budgétaire. Pour une santé publique de qualité, il faut nous en donner les moyens.

“Ce que cette crise révèle, ce sont des enjeux organisationnels majeurs : pourquoi est-ce saturé dans certains coins ?”, lance Hugo Huon d’un air rhétorique. “La situation à Mulhouse par exemple ne sort pas de nulle part ! C’était déjà un hôpital très fragilisé avant que la pandémie n’advienne. C’est comme si on découvrait aujourd’hui qu’on manque de lits et de personnels alors que ça fait des années qu’on lutte contre ça” ajoute-t-il.

Manifestation interprofessionnelle - 15 octobre 2019 [Pompiers et Urgences, en souffrance] ©LaMeute-Tuff

Manifestation interprofessionnelle - 15 octobre 2019 [Pompiers et Urgences, en souffrance] ©LaMeute-Tuff

En ce sens, Hugo et d’autres soignant•es ont lancé le collectif Inter-Urgences il y a un an, le 18 mars 2019, avec le premier hôpital (“C’était Saint-Antoine, ce qui n’est pas anodin car c’est un hôpital qui va plutôt bien”) en grève.

Le mouvement voit alors jusqu’à 300 services se mettre en grève dans toute la France, avec même une multiplication par deux pendant la “trêve estivale” de l’agenda politique:.

Nos revendications sont les mêmes aujourd’hui : plus de lits pour hospitaliser, plus d’effectifs pour mettre des gens autour de ces lits et plus de salaires pour recruter.

Mais Hugo Huon est encore marqué par l’absence de négociation et du déni du dialogue social : “On nous a dit qu’on avait raison mais qu’il n’y avait rien à faire; chacun•e se renvoyait la balle; on a vu à quel point la Santé est assujettie aux domaines régaliens et notamment à Bercy. On privilégie les dépenses publiques sur la santé des malades!

Le 14 novembre dernier, une grosse manifestation (voir notre photoreportage de l’époque) fait réagir le pouvoir politique : E. Macron annonce un ‘plan massif de 10 milliards de reprises de dettes’ par l’État. “Pourquoi pas 30 milliards ? Puisque les  emprunts se font à taux négatif… ”, interroge Hugo. “Ça serait peut être légitimer la mauvaise gestion; mais en 2020, tout le monde regarde au fond de sa chaussure. On s’aperçoit que tous les centres hospitaliers sont de mauvais élèves donc il faut se poser des questions. On ne nous offre que des solutions politiques et économiques court-termistes”.

Aucun secteur de la santé n'a échappé à cette journée de manifestation du 14 novembre 2019. Urgences, psychiatrie, tous les corps infirmiers, les étudiant.es et, ici, les maternités, cibles en danger sous le mandat d'Agnès Buzyn. ©LaMeute-Graine

Aucun secteur de la santé n'a échappé à cette journée de manifestation du 14 novembre 2019. Urgences, psychiatrie, tous les corps infirmiers, les étudiant.es et, ici, les maternités, cibles en danger sous le mandat d'Agnès Buzyn. ©LaMeute-Graine

 « C’EST DE LA MÉDECINE DE GUERRE »

Depuis le début du confinement, Agnès, cette infirmière en Bretagne, rêve de son travail. Même en dormant, elle essaie de trouver des solutions pour organiser au mieux le fonctionnement des soins.

« On a toujours l’impression de ramener le virus à la maison. Ca monte un peu à la tête.  »
— infirmière au service Covid_19 de Neufchâteau (88)

Le stress est palpable, pour les patient•es -dont le seul lien avec l’extérieur reste le poste TV et ses informations qui tournent en boucle-  comme pour toustes les soignant•es. S’organiser, se protéger, le virus hante et charge les esprits, en plus de bouleverser les quotidiens. 

Dans le Grand Est, la jeune infirmière n’est d'ailleurs pas rentrée chez elle, de peur pour son père asthmatique. Elle vit donc avec son frère, moins à risque ; pour ses collègues, la situation est plus compliquée:

Heureusement, on se confie les unes aux autres. Beaucoup de mes collègues parlent de la distance que mettent les enfants lorsqu’elles rentrent à la maison. Certain•es font chambre à part avec leur conjoint•e. Toi aussi, tu mets de la distance car tu ne veux pas forcément les contaminer. A force, c’est pesant pour les soignant•es.

Lorsqu’elle rentre du travail, elle aussi est hantée par sa journée : « dès que tu fais quelque chose, tu doutes de l’avoir bien fait. On a toujours l’impression de ramener le virus à la maison. Ca monte un peu à la tête. Heureusement, on débrief beaucoup. ». Depuis cette semaine, le personnel accueille avec soulagement la mise en place d’une cellule psy’ dans le service, avec plusieurs débriefs hebdomadaires.

Dans le service de réanimation d’un hôpital de Haute-Savoie, un infirmier de 27 ans dit avoir déjà dû renoncer à certaines de ses valeurs soignantes : « c’est un sacré rythme et un travail physiquement fatiguant. On a commencé à ‘’trier’’ les patient•es dès qu’on a vu la situation empirer en Italie. Hier, le médecin a eu 19 appels : quatre patient•es ont été accepté•es et seulement trois ont été intubé•es… Mais cela a permis de ne pas surcharger par la suite. C’est malheureusement nécessaire… D’autant que les temps d’hospitalisation sont très longs… C’est de la médecine de guerre. On reste en accompagnement de la famille et du patient mais malheureusement, les patient•es meurent souvent seul•es», souffle-t-il. « Pourtant en réanimation, on est monté à 60 lits alors que d’habitude, on a 16 patients maximum. Heureusement, les effectifs ont aussi quasi doublé en aide-soignant•es et on est une bonne trentaine de plus en infirmièr•es. Certain•es viennent du bloc opératoire et nous devons les former en même temps que nous travaillons. C’est beaucoup de stress pour elleux».

Là aussi, il faut bricoler. Et l’impossibilité d’avoir une vision sur le long-terme oblige à tout rationner : « au début, nous mettions deux gants, deux surblouses. Aujourd'hui, on n’en met plus qu’une, on ne change plus de masques entre les patient•es atteints du COVID-19 », décrit l’infirmier haut-savoyard.  Une charge mentale énorme. « On doit penser à tous nos faits et gestes. A chaque fois qu’on met une protection ou qu’on en enlève une, il faut vraiment bien se poser la question », confie cette infirmière de Neufchâteau (88).

Dans cet hôpital de Haute-Savoie, on se demande déjà si, en plus des protections, le stock de médicaments seront suffisants :

Qu’on manque de médicaments, c’est une possibilité. C’est difficile pour moi de me projeter dans cette situation… On ferait un bond de 40 ans en arrière dans les pratiques réanimatoires. Il faudrait intuber certain•es patients sans médicaments, c’est comme se réveiller en pleine anesthésie… Ce serait le pire des scénarios. Certain•es collègues refuseraient sans doute de travailler. Mais en même temps, ce serait encore pire de ne rien faire…

Manifestation de tous les services hospitaliers en grève, 14 novembre 2019. ©LaMeute-Graine

Manifestation de tous les services hospitaliers en grève, 14 novembre 2019. ©LaMeute-Graine

Pour combattre la pénurie de médicaments à venir, les collectifs Inter-Urgences et Inter-Hôpitaux ont déposé hier, mardi 30 mars, un référé devant le Conseil d’État pour pouvoir “accélérer les processus décisionnels” explique Hugo Huon, membre d’Inter-urgences:

L’État doit réquisitionner les laboratoires sur le territoire pour réorienter les lignes de productions sur les médicaments à risque de pénurie. Même si le Conseil d’État a estimé que le gouvernement était au max pour les masques et les protections, c’est moins le cas pour les médicaments ! Il y a des leviers à activer. L’État prend des décisions mais pas assez vite, pas assez bien...

SOLIDARITÉ, EN ATTENDANT “LA RÉVOLTE DES VERS DE TERRE”

« Notre quotidien en EHPAD, c’est souvent des cris, des angoisses, parfois de la violence avec des patient•es qui se mordent, qui peuvent se battre; qui font pipi partout, qui se relèvent la nuit et mettent la main dans leurs changes pour barbouiller les murs… C’est ça notre réalité !! Il faut que les politiques de santé en soient conscient•es.  »
— Agnès, infirmière de 60 ans dans un EHPAD de Bretagne
Manifestation de tous les services hospitaliers en grève, 14 novembre 2019. ©LaMeute-Graine

Manifestation de tous les services hospitaliers en grève, 14 novembre 2019. ©LaMeute-Graine

Ce qui réchauffe le cœur de ce jeune infirmier de Haute-Savoie, c’est la solidarité et le soutien reçu de l’extérieur : « Des particuliers, des sociétés d’autoroute ou de désamiantages sont venues nous livrer des masques et des blouses pour nous recharger un peu. Nous, entre nous, on s’échange les jours de congés pour les collègues qui ont des enfants. Parce que certaines nounous refusent de garder les bambins des soignant•es… Au supermarché, il y a certaines caisses pour le personnel soignant aussi. Ca facilite un peu les choses », détaille-t-il.

À Neufchâteau aussi, les soignant•es se serrent les coudes. En Bretagne, l’arme d’Agnès reste “l’humour” en dépit de tout… « On dit aux résident•es :  vous avez vu, on s’est déguisé•es aujourd’hui, on est pas mal non ? », sourit-elle. « On voit que les résident•es sont désorienté•es, esseulé•es. On essaie d’embellir les choses. Ma fille fleuriste m’a donné ses invendus et on a pu faire plein de bouquets pour les patient•es ! ». 

En Haute-Savoie, il y a aussi eu un mot des voisin•es glissé dans la boîte aux lettres de soignant•es du service de réanimation, pour leur demander de partir le temps du confinement, vivre ailleurs. L’infirmier haut-savoyard est peu optimiste sur la suite : « Pour la direction, on reste des pions sur un échiquier. On n’est rien pour eux. Si on est fatigué•es après la crise, on pourra partir, iels nous remplaceront sans problème ». Lorsqu’on pointe du doigt les annonces de Martin Hirsch,directeur général de l’AP-HP [Assistance Publique - Hôpitaux de Paris, NDLR] concernant la non-reconnaissance du COVID-19 comme maladie professionnelle (avant de revenir sur ces propos) et la retenue du jour de carence pour les soignant•es, l’infirmier s’énerve : « C’est ridicule ! C’est des grosses bêtises. Et ça se voit qu’il ne baigne pas dedans. Ce sont des gens qui sont payés à prendre des décisions sans prendre en compte la réalité des gens sur le terrain ! ». 

Parfois, les nerfs lâchent.

En fait, on est les vers de terre de la société. On a une image pas très reluisante, on fait un travail sous-terrain, peu considéré, comme les vers de terre ! Alors que les vers de terre assainissent la terre dans laquelle ils se trouvent, ce travail est indispensable!

Agnès critique, elle aussi, l’incompréhension des réalités de terrain par les dirigeant•es : «Notre quotidien en EHPAD (surtout la nuit!) c’est souvent des cris, des angoisses, parfois de la violence avec des patient•es qui se mordent, qui peuvent se battre; qui font pipi partout, qui se relèvent la nuit et mettent la main dans leurs changes pour barbouiller les murs… C’est ça notre réalité !! Il faut que les politiques de santé en soient conscient•es. Ça me fait pleurer... Je pense aux aides à domicile aussi, corvéables à merci ; aux éboueurs, aux  caissier•es, à toutes les petites fourmis invisibles dont on ne s’aperçoit de l’importance qu’en temps de crise ! Moi, les vers de terre, je les admire et leur tire mon chapeau », rage -dans un sanglot- l’infirmière de 60 ans. « Il y  aura une révolte des vers de terre, on va les talonner jusqu’à ce qu’iels nous entendent ! ».

« Il n’est pas impossible que tous ces applaudissements de 20h soient oubliés une fois la pandémie endiguée. Il faudra rendre des comptes à terme! »
— Hugo Huon du collectif Inter-Urgences qui vient de déposer plainte contre X

Le 25 mars dernier, l’AP-HP annonçait plus de 600 soignant•es contaminé•es en France. Le collectif Inter-Urgences a annoncé porter plainte contre X pour “homicide involontaire”, “abstention volontaire de prendre des mesures visant à combattre un sinistre” , “violences involontaires” et “mise en danger de la vie d’autrui”.

Manifestation interprofessionnelle - 15 octobre 2019 [Pompiers et Urgences, en souffrance] ©LaMeute-Nameu

Manifestation interprofessionnelle - 15 octobre 2019 [Pompiers et Urgences, en souffrance] ©LaMeute-Nameu

Cette plainte a deux intérêts : mettre la pression sur les décisionnaires pour la protection des soignants, qui sont de la chair à canon à l’heure actuelle. Même si les protections ne peuvent pas empêcher les cas d’infection a posteriori, des études de Taïwan montrent qu’équiper les soignant•es aujourd’hui, c’est éviter la fuite du personnel et les traumatismes liés à la profession. Si on équipe maintenant, on limiterait le traumatisme et les départs post-crise (voir aussi cet article du Monde sur les dégâts collatéraux de l’épidémie) .

Cette plainte permet aussi d’ancrer dans le marbre juridique tout ce qui vient de se passer. Parce qu’il n’est pas impossible que tous ces applaudissements de 20h soient oubliés une fois la pandémie endiguée. Il faudra rendre des comptes à terme!”, insiste Hugo Huon du collectif Inter-Urgences. “La responsabilité est partagée, ce sont des enjeux de structures qui dépassent les individus. Mais il y a aussi eu une succession d’incompétent•es et de prises de décisions irrémédiables : je pense à R. Bachelot, à M. Touraine, à A. Buzyn, à certaines directions d’ARS (Agence Régionale de Santé, NDLR). Il faut rendre ces personnalités justiciables; ça ferait du bien dans climat social où on a cette impression d’impunité alors qu’il y a des morts derrière.”  

Les collectifs Inter-Urgences et Inter-hôpitaux encouragent les citoyens à aller porter plainte contre X sur la plateforme https://plaintecovid.fr/ par laquelle ils sont eux-mêmes passés. Le site propose des dossiers pré-remplis et une notice explicative pour faciliter le dépôt de plainte contre X :“Sur cette plateforme, on voit que plus de  105 000 citoyens initié cette démarche de plainte contre X”, détaille Hugo Huon. De quoi faire peser le message. 

Manifestation interprofessionnelle - 15 octobre 2019 [Pompiers et Urgences, en souffrance] ©LaMeute-Nameu

Manifestation interprofessionnelle - 15 octobre 2019 [Pompiers et Urgences, en souffrance] ©LaMeute-Nameu

©LaMeute - Jaya

LIEN VERS L’APPEL AUX DONS DU COLLECTIF INTER-HOPITAUX :  https://www.helloasso.com/associations/association-collectif-inter-hopitaux/formulaires/1?fbclid=IwAR0y4dltj8ye5Ijbb74Ch_85-HVzaPeVJUQb4qx-3pSS--mIIrZQ5dQKVzE

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