« Aujourd’hui, je ne me sens plus seule! » Awa Gueye, quatre ans après la mort de son frère Babacar
Awa Gueye et le Collectif Justice et Vérité pour Babacar Gueye, tué à Rennes le 3 décembre 2015, par balles d’un agent de la BAC (brigade anti-criminalité), organisait une quatrième marche commémorative en son nom. Pour exiger que, comme dans toute affaire de violences policières, la Vérité puisse être accessible pour la mémoire du défunt, et pour les proches et la famille en deuil. 4 années sont passées et Awa ne lâche rien. Ce samedi était aussi l’occasion pour les familles de faire front, de s’entourer, de crier plus fort ensemble que Justice se fasse.
Quatre années se sont écoulées mais la mobilisation ne faiblit pas. La Marche n’a pas encore commencé ce samedi 7 décembre, mais déjà plus de 500 personnes sont réunies dans le quartier de Maurepas, sur la place Lucie et Raymond Aubrac, deux résistant-es de la guerre de 1939/45. Awa, résistante moderne face à un Etat qui bafoue ses droits et ceux de son défunt frère depuis 4 ans, se tient sur le camion qui va ouvrir cette Marche commémorative pour Babacar Gueye, tué après avoir reçu 5 balles de la police française, en décembre 2015. « Aujourd’hui je ne me sens plus seule ! » dit-elle en regardant la foule.
« Quand on marche pour Un, On marche pour Tous•tes »
Sur la place, des t-shirts et des en-cas sont disponibles à la vente, pour soutenir financièrement le collectif pour Babacar Gueye; car la lenteur des procédures judiciaires contribue aussi à faire de ce combat une lutte économique.
Un bouquet de ballons rouges et blancs a été confectionné; chaque ballon porte le nom d’une victime de violences policières, d’une personne morte lors d’une interpellation ou d’une intervention des forces de l’ordre françaises.
Ce samedi, à Rennes, de nombreuses familles de victimes ont fait le déplacement, pour (s’)apporter de la force. Une proposition de faire passer des portraits de victimes pour montrer les crimes commis est faite au micro. « Quand on marche pour Un, On marche pour Toustes » répétera-t-on en choeur plusieurs fois dans l’après-midi; comme pour replacer ces morts dans un cadre systémique; et pour s’allier contre lui.
La Marche démarre avec un seul cri : celui pour la Justice et la Vérité pour chaque victime. Les prénoms des différentes victimes seront répétés par la foule de maintenant 600 personnes.
Une première halte est faite devant l’immeuble où, il y a quatre ans, Babacar, jeune homme sénégalais de 27 ans qui venait de rejoindre sa soeur en France, mourrait suite aux tirs des policiers.
Quatre agents de la BAC et quatre de la police nationale sont présents sur les lieux, ce soir-là.
Awa, sa soeur, prend la parole pour raconter la dernière journée de son frère : « J’avais passé la journée avec mon frère et mon enfant. Mon frère dormait chez des amis et il faisait des crises d’angoisse. Son ami appelle les pompiers mais c’est les policiers qui arrivent. Mon frère avait besoin d’aide à ce moment là. Mais il était noir, il portait des locks. Les policiers se sont dit ‘’on ne va pas l’aider’’. C’est un ami de mon frère qui m’a appelée pour me dire qu’il s’était fait tuer. J’étais à l’école de mon fils, j’arrivais pas à y croire.»
Awa rappelle sa solitude à ce moment-là et l’abus des forces de l’ordre de la fragilité de sa situation : « C’était très dur pour moi, j’étais seule au début. Ils savaient que je ne savais pas lire et écrire. Que j’étais seule en France. Les policiers sont venus chez moi, ils ont fouillé car ils voulaient la pièce d’identité de mon frère, ils portaient des gants et ont fouillé chez moi. Ils ont porté plainte contre mon frère, contre tous ses amis. J’ai ramené le corps de mon frère au Sénégal. J’ai vu qu’il y avait du monde derrière moi, car il y a eu des rassemblements en sa mémoire. Mais le consul du Senegal a envoyé une lettre pour dire de ne pas aller à ces rassemblements ! Je n’arrivais pas à y croire ! Il a envoyé cette lettre dans mon dos! »
« Les autorités compétentes au Sénégal et en France demandent aux Sénégalais (…) de ne point participer à une quelconque marche encore moins de s’épancher dans les médias.» peut-on lire dans cette lettre du consul du Sénégal à Paris envoyées aux « sénégalais de Rennes et des environs ».
Awa détaille toutes les batailles qu’il a fallu menées dès le début, sur plusieurs fronts : trouver une avocate par exemple (ce qui n’arrive qu’en juin 2018 après l’abandon de l’un et le manque de considération ou de temps d’un autre avocat) , pouvoir avoir accès au dossier (Awa n’a accès au rapport d’autopsie qu’en juin 2017, un an et demi après la mort de son frère) , attendre que la juge d’instruction soit saisie - ce qui n’arrivera qu’en mars 2017, près d’an et demi après la mort de Babacar.
« Je demande une reconstitution des faits. J’aurais besoin de vous ce jour-là »
Awa poursuit son récit, pose tout-haut les questions restées sans réponse depuis quatre ans : « Alors que les secours arrivent, pourquoi la police monte et tire 5 balles sur lui ? Pourquoi le menotte-t-il alors qu’il gît au sol avec des balles dans le corps ? La police a porté plainte contre mon frère qui était mort !! Dans quel pays ça existe une chose pareille? La police ne nous protège pas, c’est nous qui nous protégeons et ce n’est pas normal ! Si le policier a raison, pourquoi a-t-il demandé une mutation dans une autre commune ? Pourquoi faire disparaître les armes dans la mort de mon frère ? »
Car si le policier auteur du coup de feu mortel a été blanchi en invoquant la légitime défense, beaucoup de zones d’ombres persistent et viennent contredire sa version. Il affirme effectivement avoir tiré sur Babacar qui se serait jeté sur lui alors qu’aucune balle n’est tirée de face, comme l’ont montré le rapport médico-légal et l’expertise balistique produits (seulement) en 2019. Les proches de Babacar ont également appris avec effroi que l’arme du crime et ses deux chargeurs ont tout simplement… été détruits.
Bien que le procureur estime dans cet article que « Cette erreur, pour très regrettable qu’elle soit, ne devrait pas avoir de conséquences significatives sur la manifestation de la vérité. En effet, il n’est contesté par personne que le décès de Babacar Gueye fait suite à l’utilisation à plusieurs reprises de cette arme. Ce qui est en discussion concerne non pas l’arme en tant que telle, mais les circonstances qui ont conduit, en état de légitime défense ou pas, aux tirs mortels du policier. » Mais pour l’avocate de la famille, Me Tenier, c’est une des erreurs qui ont trop souvent lieu dans les affaires incriminant des forces de l’ordre.
Pour autant, la Justice ne décide pas de mettre en examen le policier incriminé mais de le placer sous statut de « témoin assisté ».
« La plupart d’entre nous, noir-es et arabes, aujourd’hui nous sommes chez nous en France ! La France est là grâce à nos grands-parents, on doit nous donner le respect ! On ne nous considère pas ici mais on est là et on porte une force. C’est aussi votre combat car ça peut vous arriver demain. C’est pour vous et vos enfants. » conclue Awa avant de rappeler la bataille actuelle : « Je demande une reconstitution des faits ; les huit policiers doivent être là ! Tous les témoins, les pompiers, le Samu. J’aurais besoin de vous ce jour-là ».
C’est ensuite Mahamadou Camara, le frère de Gaye Camara, qui prend la parole. « C’est toujours pareil. On décrédibilise la famille et on criminalise la victime. » Mahamadou met en cause la modification de la loi de sécurité publique datée de mars 2017 qui a élargi le recours aux armes pour les policiers, en le calquant sur celui de l’armée. Cette loi est largement combattue par les familles de victimes et les collectifs qui les soutiennent et dénoncent un « permis de tuer ».
Mahamadou Camara rappelle un schéma quasi-mécanique dans les affaires de violences policières, pour arriver au non-lieu, à l’absence de condamnation des policiers : « tout ce qui se passe dans notre affaire, on nous l’a expliqué dès le début. » Il remercie le soutien du comité pour Adama à la mort de son frère, Gaye, et en profite pour rappeler l’importance de la solidarité entre les familles de victimes : « On aurait pu mal finir mais on a été conseillé-es. C’est important quand on vit des injustices pareilles ! ».
C’est ensuite au tour d’Assa Traoré, la soeur d’Adama, de prendre la parole. Elle est aujourd’hui visée par 4 plaintes, notamment des gendarmes en cause dans la mort de son frère qui l’accusent de diffamation publique. Assa insiste sur l’importance de rappeler les vies, les parcours, les expériences des victimes de violences policières dans les quartiers, trop systématiquement criminalisées et déshumanisées : « Ce n’est pas juste Babacar Gueye qui se fait tuer le 3 décembre. C’est un jeune homme qui est venu rejoindre sa soeur. Il avait une vie avant. Il vient pour avoir un avenir et avancer avec sa soeur. Il n’a fait qu’un an sur le territoire français… S’il avait su… »
Un lâcher de ballons a lieu après une prière en hommage à Babacar et aux victimes de violences policières. Des personnes du cortège s’approchent pour exprimer leur soutien à Mahamadou, Assa et Awa.
« Ça aurait pu arriver à n’importe qui »
Sur ce long parcours, des passant-es rejoignent le cortège. Des petits à vélo s’arrêtent pour demander : « C’est pour quoi? »
Arrivée à la place du Gros Chêne, une banderole est déroulée au-dessus du cortège.
Chaque famille de victime est invitée à prendre la parole sur cette place, à côté du parking, où de nombreuses personnes sont venues faire leurs emplettes; il y a la maman de Wissam , il y a celle de Bilal, la petite-amie et la tante d’Allan, la soeur de Zoubir , le frère d’Ibrahima, la soeur d’Angelo , celle de Mehdi. Autant de prénoms, autant d’injustices, autant de luttes.
Chaque témoignage est aussi bouleversant que révoltant : injustices, criminalisation des victimes, brutalité policière, mensonges et stratégies d’évitement dans les procédures judiciaires. Les mêmes mécanismes sont dénoncés par plusieurs familles, à tour de rôle. Comme l’inaccessibilité des images et des caméras de surveillance dans la mort d’Allan comme dans celle d’Ibrahima Bah.
Et, en creux, résonne cette phrase reprise par toustes: « ça aurait pu arriver à n’importe qui ». Les mains se serrent, s’agrippent aux épaules, frottent un dos voisin voûté par le deuil; les accolades se multiplient.
Le cortège repart, toujours en scandant les noms des victimes.
Au niveau de Painlevé, une nouvelle halte est faite devant le Super U. Une nouvelle prise de parole a lieu. Cette fois, ce sont les syndicats des travailleurs sans papier de Rennes et de Paris ainsi que le FUIQP (Front Uni des Immigrations et des Quartiers populaires) qui sont invités à prendre la parole.
Iels rappellent le caractère structurellement racistes des violences policières dans les quartiers populaires. « S’unir pour ne plus subir » résumera le FUIQP, avant que le représentant de la Coordination des Sans Papiers de Paris enchaîne : « Nos camarades sans papiers meurent à cause des violences policières ! Il faut se lever ! Il est temps de dire NON à l’impunité policière, à la justice aujourd’hui devenue toile d’araignée où le faible y reste et le fort passe. Personne n’est à l’abri. »
La Marche se termine dans une ambiance chaleureuse.
Et sur cette phrase, reprise une dernière fois : « Quand on marche pour Un, on marche pour Toustes! »
©LaMeute - Jaya pour le récit