Pour Gaye Camara : 2 ans de lutte collective et autonome

Ce dimanche 9 février, le nom de Gaye Camara s’affichait en grand dans le gymnase René Descartes de Champs-sur-Marne (77); les “violences policières” commencent peut-être à percer le débat médiatique, mais aucun grand média n’était cependant présent pour cette commémoration, riche en échanges d’expériences et pleine de solidarité.Bien qu’un non-lieu ait été rendu en 2019 dans la mort de ce jeune campésien de 26 ans, disculpant les policiers qui ont tiré à 8 reprises sur lui (dont une balle en pleine tête), le combat est loin d’être fini. Et il rime avec collectif et autonomie. Comme l’a (encore) prouvé cet après-midi.

Le Gaye accroché au mur semble observer la foule présente avec bienveillance et encouragement. ©LaMeute-Jaya

Le Gaye accroché au mur semble observer la foule présente avec bienveillance et encouragement. ©LaMeute-Jaya

Cet après-midi restera scellé dans les esprits comme celui de la continuité, du reflet des luttes des quartiers populaires. Sur la scène improvisée dans le centre sportif R. Descartes de Champs-sur-Marne (77), les soeurs, frères, fille et fils de victimes de violences policières se succèdent. “Une Justice pour Reposer en Paix”, c’est le message mobile inscrit sur les t-shirt qui fourmillent dans le gymnase. Des messages exigeant la Justice et la Vérité pour que la paix du coeur, la paix sociale puissent être accessibles sont affichés sur les murs, à côté du portrait de Gaye -réalisé par l’artiste engagée, Vince. Un sourire et un regard doux; le Gaye peint semble observer la foule présente avec bienveillance et encouragement.

« Camara, ça veut dire protecteur de la maison. Et on doit se protéger ensemble »
— Djigui Diarra - réalisateur

Joie de vivre”, “généreux”, “toujours présent dans les galères”, “bon”. Les adjectifs pour décrire Gaye Camara sont nombreux et plein d’amour dans le film qui sera projeté en fin de journée. Beaucoup de monde présent aujourd’hui ne le connaissait pas personnellement; mais ces témoignages nous donne un bout de ce qu’a pu être ce jeune homme, mort injustement et dont le non-lieu a frappé la famille au début de l’année scolaire (voir notre article ici).

Camara, ça veut dire protecteur de la maison. Et on doit se protéger ensemble” dira le réalisateur Djigui Diarra présent cet après-midi. Ce dimanche 9 février est à l’image du collectif pour Gaye et de celui qui s’en est fait la voix avec force et détermination, pour sa famille, pour son frère : Mahamadou Camara. Autour de lui, les collectifs et acteurs•ices des quartiers populaires sont venu•es de Grenoble, de Troyes, de Lyon, de Beaumont-sur-Oise, de Grigny, de Villiers-le-Bel, de Clichy-sous-Bois, de Garges-lès-Gonesse/Sarcelles, de Paris. S’unir pour faire face ; s’unir pour faire force, ensemble.

Cette 2ème commémoration en hommage à Gaye Camara rassemble les luttes de nombreux collectifs de victimes de violences policières et les combats de militant•es des quartiers populaires. Elle est synonyme d’unité et d’autonomie. ©LaMeute - Jaya

Cette 2ème commémoration en hommage à Gaye Camara rassemble les luttes de nombreux collectifs de victimes de violences policières et les combats de militant•es des quartiers populaires. Elle est synonyme d’unité et d’autonomie. ©LaMeute - Jaya

L’écho que se font les prises de parole vient les amplifier ; il répercute les mécaniques à l’œuvre dans les affaires de violences policières et laissent entrevoir leur systémisme lorsqu’elles touchent les quartiers populaires. Même déni de justice, même mécanismes de défense mis en oeuvre par les forces de l'ordre, même criminalisation des victimes, même inversement des rôles, même obstruction (des caméras de surveillance inexploitables ou inexploitées aux pièces sous scellée qui disparaissent et celles qui ne sont même pas placées sous scellée)… : “si le non-lieu est confirmé par la Justice, il servira à justifier le recours aux armes des policiers et de la définition de la légitime défense pour Gaye Camara ou pour Babacar Gueye” prévient Aurélie Garand sur scène (la sœur d’Angelo,mort sous les balles du GIGN ). Tous les collectifs avaient d’ailleurs critiqué d’une même voix les modifications de la loi de sécurité publique de 2017 qui élargit les conditions de légitime défense (et donc, de recours aux armes) pour les forces de l’ordre, dénonçant un “permis de tuer”. Les histoires sont liées. Tragiquement reliées.

« Les gens s’étonnent aujourd’hui des violences policières, ils découvrent comment fonctionne la police.  »
— Samir Elyes - ancien membre du Mouvement de l'Immigration et des Banlieues (MIB)

Ces parallèles se retrouvent dans la façon de réprimer celleux qui se lèvent : les plaintes, la détention, la violence. Le 15 juin prochain s’ouvrira le procès de Bagui Traoré, témoin principal de la mort de son petit frère Adama Traoré. “Ce n’est pas la première fois que quelqu'un comme Bagui va être sacrifié. C’est un procès politique qui va se jouer” prévient Samir Elyes, membre du MIB (Mouvement de l’Immigration et des Banlieues).  “Il fait partie des gens qui se lèvent et qu’on va réprimer dans les quartiers. Les gens s’étonnent aujourd’hui des violences policières, ils découvrent comment fonctionne la police. Mais nous on ne s’attend pas à ce que Bagui sorte en juin.” Samir dénonce l’emprisonnement politique au travers de la figure de Bagui, comme a pu être emprisonné Mara Kanté (accusé à tort d’avoir tiré à balles réelles sur un policier en 2007, il a été détenu 11 mois en isolement - présent cet après midi aux côtés du collectif pour Gaye) ou encore, les frères Kamara (un procès sur fond de faux témoignages et de témoins sous X qui se défilent); ils avaient toujours nié avoir tiré sur les policiers lors des révoltes de Villiers-le-Bel en 2007 suite à la mort de Laramy et Moushin, deux enfants respectivement âgés de 16 et 15 ans, percutés par une voiture de la BAC alors qu’ils circulaient en moto-cross.

Des combats qui n’en forment plus qu’un, immense

Si la journée est en hommage à Gaye Camara, tué d’une balle en pleine tête tirée par un fonctionnaire de la police nationale en janvier 2018, tous les collectifs et leurs combats -qui n’en forment finalement plus qu’un, immense- sont mis à l’honneur. 

Car la force du collectif est presque vitale dans ces luttes contre les violences policières. Qui croit pouvoir riposter seul•e face à cette « machine de guerre puissante, qui a de l’argent, où tous les coups sont permis » ? - pour reprendre les mots d’Assa Traoré, visée aujourd'hui par 4 plaintes dont certaines déposées par les gendarmes mis en cause dans la mort de son petit frère, Adama (voir notre article sur la soirée de soutien à Assa ici). 

Se lever ensemble, se mobiliser les un•es pour les autres; voilà l'un des messages de cet après-midi. Alors que la fille de Mme Kébé, éborgnée en juin 2013 à Villemomble (93) par une grenade de désencerclement lancée par un agent de la BAC (Brigade Anti-Criminalité) ouvre les prises de parole, Mahamadou Camara enchaîne : « Lorsqu’il y a eu le procès à Bobigny, la police avait rempli la salle. On ne doit pas les laisser nous intimider ! Nous devons être aux côtés de la famille Kébé, elle ne doit pas être seule!! » Le procès aux assises reprendra du 5 au 13 mars prochain, sans Mme Kébé, décédée en mai 2019 et chacun•e sait que les autres seront présent•es.
C’est d’ailleurs l’objectif initial de Vies Volées, comme le rappelle Fatou Dieng (soeur de Lamine Dieng, mort âgé de 25 ans en 2007, après avoir reçu le poids de 5 policiers sur lui - technique dite du “plaquage ventral”); fondé en 2010, le collectif visait à rassembler les combats de victimes de violences policières. Ce dimanche, tous•tes les militant•es se réfèrent d’ailleurs à Ramata Dieng (la soeur aînée de la famille Dieng, à l’initiative du projet) comme à “une grande soeur” ou encore à Siyakha Traoré (le frère de Bouna Traoré), homme de l’ombre, présent sur le côté de la scène, comme à “un grand frère”.

Fatou Dieng, soeur de Ramata Dieng qui a fondé le collectif Vies Volées en 2010 est présente aujourd’hui. Dans sa main gauche, le dessin combattif d’une petite fille de Rennes qu’on vient de lui transmettre. Fatou rappelle la mort de son frère Lamin…

Fatou Dieng, soeur de Ramata Dieng qui a fondé le collectif Vies Volées en 2010 est présente aujourd’hui. Dans sa main gauche, le dessin combattif d’une petite fille de Rennes qu’on vient de lui transmettre. Fatou rappelle la mort de son frère Lamine, en 2007, sous le poids de plusieurs policiers. En 2014, le non-lieu tombe, confirmé en cassation en 2017. Aujourd’hui, la famille Dieng s’est tournée vers la CEDH pour que Justice leur soit rendue. ©LaMeute - Jaya

Fin janvier 2020, aux côtés de Vies Volées, les collectifs de famille de victimes publiait une tribune dans l’Humanité pour inciter à signer leur pétition en ligne (pour signer c’est ici ); il s’agit notamment de réclamer l’interdiction des techniques d’immobilisation létales (plaquage ventral, clé d’étranglement, pliage) mais aussi, par exemple, l’instauration d’un jury indépendant qui puisse statuer sur les affaires de violences policières en toute impartialité ou encore d’interdire les armes de guerre en maintien de l’ordre.

« Le combat continue », « Le combat d’une vie »

« Mahamadou Camara il est taximan, il travaille de nuit. Mais il est toujours là, partout !  »
— Assa Traoré, soeur d'Adama Traoré mort à la gendarmerie de Persan-Beaumont (95) en juillet 2016.

C’est le combat d’une vie” dira Mahamadou Camara, frère de Gaye, cet après midi. En deux ans, Mahamdou est devenu un soutien infaillible. Tantôt présent lors de garde-à-vue abusive sur l’un de nos photojournalistes (article à venir bientôt), qu’aux côtés des Gilets Jaunes (dès l’acte IV) ou à ceux de chaque proche de victime. “Mahamadou il est taximan, il travaille de nuit. Il a toujours été là pour moi. Il m’appelle pour me demander parfois simplement comment ça va. Toutes ces petites choses de l’ombre. On lui dit parfois d’y aller doucement mais il répond qu’il doit y aller.”
“J’irai toujours soutenir les familles ! Parce qu’on a reçu ce soutien là, nous, à la mort de Gaye; celui du comité pour Adama, de Samir - la bibliothèque des quartiers populaires. A toutes et tous, moi et ma famille, on vous remercie du fond du coeur d’être présent•es aujourd’hui”
affirmera Mahamadou. 

Yamina a fait le déplacement depuis Lyon pour venir rendre hommage à Gaye Camara. Elle se bat depuis 2016 pour faire la lumière sur la mort de son frère, Mehdi, suite à un accident advenu alors qu’il était pourchassé par la police lyonnaise. Le jour même il y avait tellement de policiers à l’hôpital… J’ai compris tout de suite.”La lutte a commencé dès qu’il a fallu porter plainte : “Trois commissariats ont refusé mon dépôt de plainte. Un commissariat m’a demandé: “Pourquoi voulez vous porter plainte ? Vous remettez en cause notre parole?” Bah oui justement !” Lorsqu’elle se rend elle-même à l’IGPN : “on m’a dit qu’ils ne pouvaient pas me recevoir car ils n’étaient pas mandatés….” Puis, il a fallu se battre pour qu’une enquête indépendante ait lieu : “ils ont classé ça comment un banal accident de la route le jour même ! Donc les pièces n’ont pas pu être mises sous scellées et aujourd’hui, je ne peux pas faire d’expertise.” Tous les agents mis en cause sont toujours en fonction, “sauf une qui aurait démissionné apparemment”.
Le 10 décembre, la veille de la date commémorative de la mort de Mehdi, la Justice rend un non-lieu, brutal. Yamina n’en restera pas là; elle et sa famille vont faire appel de cette décision. « Le combat continue » peut-on lire au dos du sweat de Yamina, assise au premier rang aux côtés de nombreuses familles de victimes.

Le nombre de collectifs présents cet après midi fait peur autant qu'il rassure; effrayant de le voir s'allonger, de voir grossir les rangs de ces familles en deuil. Mais rassurant de les voir ensemble, déterminées, dignes et combatives face à l’injustice. La plupart ont déjà vu pleuvoir les non-lieu, les acquittements, les procédures d’appels; certaines mêmes (la famille Dieng ou le collectif pour Ali Ziri par exemple) ont dû aller jusqu’à la CEDH quand toutes les voies de recours en France ont été épuisées.

Pas les mêmes droits à la reconnaissance” 

« Si on prend le temps de se plonger dans l’historique, les familles se battent depuis des années contre les violences policières sur les personnes issues de l’immigration et sur l’extrême violence qu’on leur inflige »
— Yamina, soeur de Mehdi, tué suite à une course poursuite avec la police de Lyon en décembre 2016

Si Macron évoque des “violences policières qui n’existent pas”, rejoint par Laurent Nuñez qui refuse le terme en invoquant le “monopole de la violence légitime de l’Etat”, les violences policières ont bien percé les arènes du débat médiatique et politique d’aujourd’hui. On les voit s’afficher en “Une”, mais avec amertume face à un traitement médiatique en deçà de la réalité : Libération par exemple, avec sa Une du 15 janvier 2020, titrait “Violences Policières : fini le flagrant déni” .

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Et introduisait son “dossier” ainsi : “Des gilets jaunes aux manifs contre la réforme des retraites, les violences policières ont explosé. Après trois morts et plus d'un an à fermer les yeux, l'exécutif commence à prendre conscience du problème face à la multiplication des vidéos et des affaires". Si les journalistes de la (le?) capital(e?) se réveillent après un long sommeil, cet après-midi, à Champs-sur-Marne, personne n’est dupe. 

« C’est un signe d’espoir dans le sens où on va peut être finir par comprendre nos histoires. Mais pour moi, il n'y a pas d’espoir à avoir de la part des institutions; d’ailleurs, on le voit. L’État est de plus en plus autoritaire, envers toute sa population. » tranche Aurélie Garand, la soeur d’Angelo.

Si on prend le temps de se plonger dans l’historique, les familles se battent depuis des années contre les violences policières sur les personnes issues de l’immigration et sur l’extrême violence qu’on leur inflige. Je trouve ça dégueulasse qu’on s’en préoccupe maintenant que ça touche la population blanche. Ça montre encore plus qu’on est traité•e comme une population de seconde zone, comme si on n’avait pas les mêmes droits à la reconnaissance.”  détaille Yamina.

Lorsqu’on lui demande si, depuis que les sujets font les gros titres, les médias ou les pouvoirs publiques ont (re)pris contact avec elle, la réponse est nette : “non”. Directement suivie d’un : “le changement ne sera fait que par nous, je n’attends rien de ces gens. Aujourd’hui,le comité est solide à Lyon, c’est devenu une deuxième famille.” 

“Le changement ne sera fait que par nous”

Après avoir rappelé que “l’opinion publique compte, c’est le nombre qui compte!”, Assa Traoré rejoint Yamina dans son discours : “Aujourd’hui on parle de violences policières dans les rues de Paris … Mais nous ce que nous affirmons c’est que les vies de nos frères valent autant ! Elles valent d’être vécues. On dit qu’ils peuvent participer à la construction de cette France !”

« Pourquoi les Dusfrenes et Cie ne font même pas appel aux comités, aux militants qui se battent depuis des décennies ? »
— Samir Elyès, ancien membre du MIB

Ne rien attendre et s’organiser. Coûte que coûte. Les habitant•es des quartiers l’ont compris depuis bien longtemps. Samir Elyes, ancien membre du Mouvement de l’Immigration et des Banlieues (MIB), le rappelle au micro avec force cet après-midi : “Nos parents faisaient déjà la grève dans les années 80. il faut aller dans cette continuité! Il faut nos propres têtes de cortège. Nous avons le droit de nous défendre !” Tenu•es à l’écart et tricard•es à l’écran”. Cette punchline de la rappeuse Casey résonne dans l’esprit lorsqu’on pense au traitement médiatique des violences policières, et plus globalement des quartiers populaires.Samir enchaîne “: “On parle de nouvelles méthodologies, de nouvelles techniques de maintien de l’ordre aujourd’hui. Mais nous on sait qu’il n’y a rien de nouveau. Ces techniques ont d’abord été utilisées dans nos quartiers à la base. Et on voit comment sont visibilisées les violences populaires : en mettant les quartiers populaires de côté. Pourquoi les Dusfrenes et Cie ne font même pas appel aux comités, aux militants qui se battent depuis des décennies ?” Avant de constater, amer : “Même pour les quelques violences policières dont on parle différemment (la mort d’Allan, ou la mort de Cédric Chouviat par exemple), le traitement judiciaire reste le même. C’est une plaisanterie les mots de Castaner lorsqu’il reçoit la famille de Cédric Chouviat ! ” Aujourd’hui,la police a osé porter plainte contre  le père d’Allan Lambrin, mort au commissariat de Saint-Malo à 19 ans, pour insultes et menaces sur les réseaux sociaux. 

On voit que les médias ne racontent qu’une seule version. On va raconter l’autre”

Se réapproprier le discours, se faire entendre; être autonome. Les collectifs n’attendent plus rien des médias mainstream. Le comité pour Adama a même lancé son propre média : SachezLe.
Des médias indépendants sont présents dans l’audience : le BondyBlog, IAQP de Nawufal Mohamed ou encore ACTA.

Cet après-midi, le film “Malgré Eux” du réalisateur Djigui Diarra (maintes fois récompensé en festival et diffusé en avant-première du film de Ladj Ly, Les Misérables, dans le 91 en novembre dernier), qui évoque les relations jeunes-police et les violences policières est projeté devant toute l’audience de plus de 300 personnes. “Je voulais faire un film où on montre ce qu’il se passe vraiment !” expliquera Djigui suite à la projection. “Je me suis dit que j’allais combattre avec mes compétences; moi, c’est le cinéma.” Un autre film sera projeté cet après midi : celui réalisé par le collectif pour Gaye (particulièrement par @ghostpictures75). Formidable outil de réponse à tout ce qui a pu être dit dans les médias sur la mort du jeune homme. Formidable oeuvre qui permet de prolonger l’existence de Gaye, de le faire vivre au travers des voix de ses proches. De lutter contre la déshumanisation de ces “jeunes de quartiers tués par la police”  à qui, parfois, certains médias ne prennent même pas la peine de donner un prénom.

Hada K., la cousine de Gaye Camara, étudie aujourd’hui le cinéma au travers de l’école mise en place par le cinéaste Ladj Ly : “J’ai toujours regardé beaucoup la TV, peut être parce que mon père est aussi un grand consommateur. Mais en 2014, j’ai été en colère contre les journalistes. On faisait une manifestation ; j’étais contente, c’était une bonne ambiance. Et quand je rentre, je vois le décalage aux infos. Je me suis dit: “mais c’est pas du tout ce qu’il s’est passé !!!” On disait qu’il y avait un rassemblement avec des jeunes qui attaquent une synagogue… Le grand délire ! Ce truc m’a dégoûtée.” Aujourd’hui, Hada, qui dit diversifier ses sources d'information depuis, est même passée de l’autre côté de l’écran : “Je me suis dit, pourquoi ne pas prendre mon téléphone et montrer ce qu’il se passe sur le terrain?! On voit que les médias ne racontent qu’une seule version. On va raconter l’autre.”  Elle prépare son premier film et a travaillé avec la réalisatrice Sarah El Attar sur un docu-fiction (sortie à venir) intitulé “Je Suis La France”.

Les petit•es sont nombreux•ses à photographier et liver la commémoration de cet après-midi; la relève est bel et bien là. ©LaMeute-Jaya

Les petit•es sont nombreux•ses à photographier et liver la commémoration de cet après-midi; la relève est bel et bien là. ©LaMeute-Jaya

Les téléphones en live cet après midi sont nombreux. Et ils sont majoritairement tenus par… des enfants ! La relève a déjà compris : elle filme les prises de parole, elle prend ses aîné•es en photos, elle archive la lutte pour ses ancêtres. Elle ose parfois un mot au micro pour reprendre ce constat, toujours vibrant: “Pas de Justice, Pas de Paix”. C’est par cet engouement des petit•es que passe aussi l’autonomie cet après midi. 

Nos quartiers sont laissés aux violences depuis plus de 10 ans”

Autonomes, il a fallu l’être. Si les médias se plaisent à parler de “territoires perdus de la République” pour évoquer les quartiers populaires, les “zones sensibles”, parlons plutôt de territoires abandonnés par la République, qui n’y laisse que la présence de sa force.Ces luttes autonomes sont pleines et entières; entières parce qu’il ne s’agit pas que de parler de l’omniprésence et de la violence de la police dans les quartiers mais aussi d’évoquer ce qu’elle traduit, ses pendants. Comme la diffusion de cette violence et les conséquences, donc, de la désertion des services publiques de l’Etat dans les quartiers.
Nos quartiers sont laissés aux violences depuis plus de 10 ans. On a plus de centres sociaux, plus d’éducateurs•trices pour désamorcer les conflits. Il faut qu’on se parle, qu’on s’organise face à ce degré de violences. Faire ensemble, c’est ça qui nous tire vers le haut.” insiste Samir Elyes.  “On doit aborder les sujets tabous : la guerre entre les petits, les petites soeurs qui se retrouvent dans des hôtels, les drogues. Il faut se parler de tous ces problèmes sans s’embrouiller.” 


Des petits de 14 ans tuent des petits de 14 ans”

« “Ce qui est difficile pour moi c’est de voir toutes ces familles se battre aujourd’hui sans qu’on leur reconnaisse le statut de victime” »
— La Soeur de Nango Thiam, tué en 1999 par son meilleur ami pour "une histoire de briquet"

Aboubakar Sakanoko, membre de la BlockOutRadio à Grigny (91), fondateur de l’émission “Disons Nous les Choses” et animateur dans l’insertion pour la ville de Massy (94), évoque un “phénomène de dynastie” dans les quartiers : “J’ai revu un petit que j’avais pas vu depuis ses 8 ans peut-être. Il en a 24 aujourd’hui. Il était posé “là où les affaires se font”… Je lui ai dit : “tu sais que ton père était posé là il y a 25 ans?” raconte-t-il. “Aujourd’hui, nous, les grands, on a une responsabilité énorme ! Les grands qui restent dans les quartiers ne font plus qu’engrainer les petits. Parce que les petits grandissent sans hiérarchie aujourd’hui. Il n’y a plus d’éducation collective. Un petit de 14 ans se fait tuer par un petit de 14 ans…” Il évoque les récentes violences, les bagarres entre bandes débouchant sur des morts et des pleurs sur les joues des familles : Wally, Oliver (voir notre reportage ici) , Djadjé (voir notre reportage là), pour n’en citer, malheureusement, que quelques uns.
Adama Camara, rappeur, monte sur scène, avec sagesse: il explique sa spirale infernale. “En 2011 mon petit frère se fait assassiner par un de ses amis à la gare de Garges-Sarcelles. Je ne pensais qu’à me venger.” Il se venge, trois ans plus tard. “J’ai pris 8 ans.” Il sortira en juillet 2018. Sans pouvoir dire au revoir à son père qui décède, comme il l’aurait voulu. Sans pouvoir être présent à son enterrement au Sénégal. “Je pensais avoir raison mais j’ai plus perdu que gagné”. Aujourd’hui, Adama sillonne les quartiers pour raconter ce qu’il a vécu. Il rappelle les paroles de ce titre de Kery James : “La mort ou la prison / Quatre murs ou quatre planches”.

Une femme, qui a perdu son frère dans les mêmes circonstances, “assassiné par l’un de ses meilleurs amis pour une histoire de briquet en décembre 1999”, monte sur scène avec émotion : “au moins mon frère a pu être reconnu comme victime. Ce qui est difficile pour moi c’est de voir toutes ces familles se battre aujourd’hui sans qu’on leur reconnaisse ce statut. N’abandonnez jamais car vous êtes dans la Vérité.” Elle sort de scène, effondrée. Immédiatement, les familles de victimes se lèvent pour l’enlacer. 

“Aujourd’hui, il faut qu’on soit représenté•es politiquement”

Cette réappropriation du discours passe aussi par une réappropriation politique. Aujourd’hui, trois élu•es municipaux sont présent•es, en vue des municipales à venir le mois prochain bien sûr, mais aussi pour soutenir le combat de la famille Camara. La mairie PCF (parti communiste français) a d’ailleurs mis à disposition le gymnase pour l’occasion. Mahamadou Camara annonce une nouvelle : “Deux jeunes du collectif feront partie du cabinet de la maire [Maud Tallet - PCF, NDLR] si elle est réélue. Parce qu’ici les élu•es nous ont soutenu•es. Il y a des mairies qui criminalisent et portent plaintes contre des familles qui luttent [NDLR : comme à Beaumont-sur-Oise (95) par exemple, voir ce que nous écrivions à ce propos, ici : https://www.facebook.com/LaMeutePhotographie/posts/627577920979873/]. Aujourd'hui, il faut que les choses changent et qu'on soit représenté•es politiquement. Nous on s'engage en politique pour ça. Donc maintenant la balle est dans votre camp."

Samir Elyès souligne ces propos : "C'est important de s'engager politiquement mais pas avec des parachuté•es qui vont partir ensuite. Le collectif pour Gaye, s'il s'engage politiquement aujourd'hui, c'est parce qu'ils ont toujours travaillé avec la mairie. C'est une relation sur le long-terme." Les municipales sont une date phare dans cette réappropriation du pouvoir politique. Car ce n’est qu’avec le local qu’entend avancer Mahamadou: "Nous on est des gens de quartier. On fait avec le quartier, comme l'a toujours dit le MIB; faire avec le local d'abord. Puis on sort ensemble, on élargit les alliances. "

Photo de famille(s), à la fin de ce long et bel après-midi en hommage à Gaye Camara. ©LaMeute - Jaya

Photo de famille(s), à la fin de ce long et bel après-midi en hommage à Gaye Camara. ©LaMeute - Jaya

La journée se termine par des accolades, des embrassades et une dernière photo tous•tes ensemble sur scène; les joues ne sont pas encore sèches des larmes essuyées d’un revers de main et les nez reniflent encore l’émotion du film qui vient d’être projeté, en mémoire de Gaye, retraçant la lutte du collectif et de ses proches. Si le “deuil prend toute une vie, détruit des familles entières” comme le rappelle Fatou Dieng, l’injustice crée des liens forts; la solidarité s’érige en rempart contre tout abus. Et si une personne encourage la foule à s’applaudir d’être présente, une autre répliquera : “Souvent on se trompe, on nous remercie. Mais c’est à nous de vous remercier, vous les familles, les proches ! Car c’est dur de perdre un enfant, dur d’utiliser son nom, son image pour se battre.”

© LaMeute - Jaya pour le récit

Dates à retenir et à venir

  • Du 5 au 13 mars : procès aux assises des policiers qui avaient tiré la grenade de désencerclement - tir qui a conduit à la perte d’un oeil pour Mme F. Kébé.

  • Le 14 mars : marche pour la journée internationale de lutte contre les violences policières

  • Le 28 mars : à Blois (près de Tours): la Marche commémorative pour Angelo Garand

  • À partir du 15 juin : procès de Bagui Traoré, le frère d’Adama

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