À Bruxelles, les étudiant·es s'organisent contre la dégradation de leurs conditions de vie

Des étudiant·es de l’Organisation Représentative des Etudiant·es (ORE) chauffent l’ambiance en entonnant des slogans au mégaphone ©LaMeute - Moulinette

Lundi 1er mars, 14h pétantes : près de 400 étudiant·es de l'Université Libre de Bruxelles (ULB) ont occupé le forum de leur campus universitaire pour demander le retour immédiat des cours en présentiel et alerter sur leur situation. Avec l'Union Syndicale Étudiante (USE), des collectifs d'étudiant·es sans-papiers, afro-féministes et anti-capitalistes, ces jeunes de tous bords et de toutes filières confondues, se sont uni·es pour crier leur désespoir. En proie à des pensées suicidaires récurrentes, une précarité accrue, un sentiment d'isolement ainsi qu'au décrochage scolaire, les étudiant·es se heurtent à l'incapacité d'écoute des représentant·es politiques.

Reportage auprès d'une génération sacrifiée.

« Ça fait du bien de voir tout ce monde, ça faisait longtemps... », commente avec sincérité une étudiante ayant accepté de témoigner devant la foule. Voilà maintenant un an que la Belgique vit au rythme des confinements, déconfinements et couvre-feu -privant de fait sa population des rapports sociaux les plus élémentaires. Un an après l'entrée en vigueur des premières mesures gouvernementales pour l'Enseignement supérieur, c'est encore un silence lugubre qui résonne dans les couloirs de l'ULB. Rares sont les étudiant·es qui ont depuis pu reprendre les cours en présentiel -la majorité se faisant exclusivement en ligne.

Deux étudiantes révisent les slogans à l’aide d’un tract distribué par les organisateurs·ices ©LaMeute - Moulinette

Un état des lieux plus qu'alarmant

Ce rassemblement, le deuxième en deux semaines, est l'occasion pour beaucoup d'exprimer une perte d'intérêt pour leurs études et de tendre dangereusement vers le décrochage. En janvier dernier, la Fédération des Étudiant·es Francophones (FEF) révélait que « 60% des étudiant·es disent qu'iels sont en décrochage scolaire ». D'autre part, 80% d'entre elleux se sentiraient fragilisé·es psychologiquement.

C'est ce à quoi s’attellent à mettre en lumière les trois étudiants créateurs de la page Facebook “Pensez Étudiant”, en récoltant et en amplifiant ces témoignages. « Je suis complètement entrain de couler, je n'arrive plus à suivre mes cours normalement, j'ai l'impression d'avancer à reculons (...) », y raconte anonymement une étudiante en première année dans le domaine de la santé. « Aujourd'hui j'ai perdu cette motivation et je ne sais pas quand je la retrouverai », ajoute-t-elle.

Un sentiment largement partagé au sein des étudiant·es de l'Enseignement supérieur comme l'évoque, micro en main, un membre de Pensez Étudiant: « Selon une étude, 80% des étudiant·es déclarent que leur santé mentale a eu un impact négatif sur leurs résultats scolaires sur les mois précédents. (…) A quel moment des politiques ont-ils décidé d'en arriver là ? ». Encouragée par un enfermement constant, l'obligation de rester devant un écran des heures par jours, ou encore le manque de perspectives, cette perte totale de sens touche aujourd'hui plusieurs dizaines de milliers de jeunes à travers la Belgique.

Autres plaies ouvertes dont ont fait état les étudiant·es ; une profonde solitude et lassitude de tant d'isolement. « Aujourd'hui c'est mon anniversaire, j'ai 21 ans » annonce une jeune femme à la foule. «Ça devrait être super cool, mais je rends compte à quel point c'est triste. C'est révoltant d'avoir 21 ans aujourd'hui. ». Elle poursuit en racontant une intervention de la police alors qu'elle fêtait son anniversaire avec cinq ami·es : «  Je n'aurais jamais pensé que faire un fête à 5 pour mes 21 ans me mettrait dans la clandestinité et ça, ça me fait mal ». Dos aux pancartes « Depressed Generation » placardées aux vitres du restaurant universitaire, une autre jeune femme prend la parole : «  Le soir quand je suis toute seule dans ma chambre, je n’arrive pas à dormir. (…) Parfois j'ai des potes qui viennent chez moi et je suis toujours la première à dormir (...) parce que je me sens tellement bien quand iels sont là autour de moi, que je les entends parler, discuter, rire, jouer... Ça m'apaise ».

Lever les tabous

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Sur les pancartes, les mots sont forts. Et pour cause, l'heure est grave. « Rouvrir ou mourir » peut-on lire sur l'une d'elles, accrochée à l'entrée du campus. Pour beaucoup, ces rassemblements permettent, dans une forme assez inédite, une libération de la parole sur la santé mentale. Une jeune femme souhaitant rester anonyme, dépeint à LaMeute cette sinistre réalité : « J'ai pensé plusieurs fois au suicide ces derniers mois, et au plus j'y pensais, au plus je me sentais honteuse d'en parler, surtout à mes proches. Alors je me suis renfermée sur moi-même, et c'est là qu'a commencé la dégringolade. ». Comme elle, deux autres étudiantes témoignent d'états dépressifs et de pensées suicidaires récurrentes. Comme elle, elles ont décidé d'en parler et de briser le tabou : « Depuis le premier confinement, mentalement et physiquement c'est compliqué et on m'a répété : ‘T'as encore ton job étudiant, t'as tes parents, t'as pas de difficultés financières, t'as pas le droit de te plaindre’. Je viens ici pour vous dire, peu importe votre situation financière, familiale ou au niveau des études, vous avez le droit de vous sentir mal. ».

Dans un élan salutaire, certain·es participant.es ému.es pleurent dans les bras de leurs ami.es.

Néanmoins, les applaudissements et encouragements de la foule résonnent bien vite, et le sourires remplacent les larmes sur les visages. Pour Achille, étudiant en sociologie syndiqué à l'USE : « Ça fait du bien de voir que de plus en plus de monde se rend compte que la dépression, le suicide ne sont pas des choses si éloignées d'elleux que ça, et que ça peut toucher tout le monde. ».

A travers ce mouvement, et comme le montrent nombre de luttes sociales, plus les dégâts psychologiques sont grands, plus le besoin de solidarité est fort. Ces rassemblements sont également un moyen de remettre de la sociabilité et de l'entraide au cœur d'une communauté étudiante brisée. L'isolement est tel que certain·es étudiant·es n'ont encore rencontré personne pour l'année universitaire en cours. « Vous allez bien ? Est-ce que c'est encore réellement une question qu'on peut se poser aujourd'hui ? », résume un jeune homme tristement.

Un jeune homme tient une banderole “Jobs perdus, bientôt à la rue©LaMeute - Moulinette

Autre tabou levé : celui sur la précarité des étudiant.es. « Beaucoup d'entre elleux ont perdu leur job à la cause du confinement », précise Achille. En février 2021, selon Chems Mabrouk de la FEF, 80.000 étudiant·es francophones seraient concerné·es par cette précarité mortifère qui touche plus violemment les jeunes femmes. Chems Mabrouk déclarait récemment à la RTBF que : « La précarité des étudiantes est en effet encore plus grande. 25% d’entre elles disent rencontrer des difficultés pour s’offrir de simples serviettes hygiéniques. ».

Cette paupérisation liée à la crise sanitaire s'ajoute à des frais universitaires élevés, avec pour exemple les 850 euros de frais d'inscription auxquels s'ajoutent d'autres dépenses conséquentes (matériel indispensable aux études, frais de transport). Il en va de même quant à la flambée des coûts des loyers bruxellois (+20 % en 14 ans pour un loyer moyen de 738 euros en 2020) et du manque de logements publics réservés aux jeunes en études. Quant aux étudiant·es étranger·ères et/ou en situation irrégulière, iels se retrouvent quasi systématiquement dans l'impossibilité d'obtenir une bourse et se voient obligé·es de stopper leur cursus par manque de fonds.

Une critique plus globale de l'Enseignement supérieur

Pour certain·es étudiant·es présent·es ce lundi 1er mars, cette situation déplorable ne date pas d'hier. Membre du collectif afro-féministe et anti-capitaliste Susu, Déborah le rappelle très bien : « Je veux (…) rappeler que les inégalités, l'isolement des personnes précaires ne sont pas nouveaux. Ce ne sont pas que des phénomènes liés à cette crise, mais bien les symptômes de notre société dysfonctionnelle». Se décrivant comme « Maman, femme noire, étudiante et travailleuse » et ne représentant pas de fait « l'étudiant·e standard·e », Déborah n'est pourtant pas la seule dans ce cas de figure à l'ULB. « Si l'accès aux études universitaires reste fermé pour beaucoup, pour celleux en dehors de la norme qui y accèdent, s'ouvre un parcours semé d'embuches pour l'obtention du diplôme, car on ignore leur réalité», poursuit-elle avant de déplorer l'absence de mesures pour pallier à ces difficultés. « Certes il y a des cellules d'aides sociales, il y a des statuts accordés à certain·es étudiant·es à besoins spécifiques, mais cette timide reconnaissance de l'existence d'étudiant·es hors normes, qui nécessite un accompagnement et un programme aménagés, reste une solution passive». Elle conclut sous les applaudissements : « A vous qui êtes présent·s ici, ne répétons pas les mécanismes d'invisibilisation et d'exclusion qui sont produits ici. Prenons conscience que derrière nos matricules, il y a une diversité d'étudiant·s, de vécus et de réalités sociales».

Une banderole accueille les étudiant·es à l’entrée du campus Solbosch de l’ULB ©LaMeute - Moulinette

En 2020, la FEF donnait à voir certains mécanismes qui ont cours à l'université, comme la culpabilisation des étudiant·es en cas d'échec, pourtant déterminé par leur condition socio-économique, leur passé scolaire, leur bagage culturel ou encore leur environnement de travail. A ce sujet, un étudiant de l'USE déclare : « Plein d'étudiant·s n'ont pas de quoi se payer une connexion internet ou n'ont pas d'espace de travail chez elleux». Des handicaps exacerbés par la fermeture des bibliothèque et lieux réservé au blocus (révisions avant examen, NDLR). Si l'université est un lieu de reproductions sociales fort, les étudiant·es entendent bien profiter de ce mouvement pour au moins questionner, au mieux renverser la donne.

« On veut nous faire croire que ce que l'on fait [l'université] n'est pas du travail. C'est bien du travail, on réalise une production de savoir qui est accaparée et utile pour d'autres recherches», reprend l'étudiant syndiqué. La revalorisation du statut d'étudiant·e, mais aussi de leurs productions, est un débat central en ce lundi 1er mars. De façon plus générale, ce sont les fondements idéologiques de l'Enseignement supérieur qui sont ici critiqués. « Les dysfonctionnements de l'Enseignement supérieur sont très nombreux.(...) Dans nos revendications, il y a le salaire étudiant. C'est essentiellement une manière de renverser le problème de la reproduction sociale. Si tu as un salaire étudiant, à 18 ans tu n'as plus besoin de tes parents pour payer ton loyer, tes études etc... », développe Achille.

Une jeune femme tient une pancarte exprimant sa détresse, on peut y lire :”Étudiants toujours vivants mais pour combien de temps ?“ ©LaMeute - Moulinette

N'en déplaise à celleux qui voudrait appauvrir le débat sur la question étudiante, ce mouvement se veut éminemment politique. « Au premier rassemblement, pas mal de gens disaient que c'était trop politique. Au deuxième, on a expliqué au début pourquoi ce mouvement était nécessairement politique et ça a assez convaincu», explicite Achille. La re-politisation de l'université est effectivement un enjeu central à l'heure où les couloirs sont vidés de ses étudiant·es et de leurs revendications. Parmi elles, l'instauration d'un salaire étudiant évoqué plus haut, la réouverture partielle des écoles et des universités, une hausse des moyens financiers et humains dans le secteur de l'Enseignement supérieur, une reprise des activités culturelles et sportives sur les campus.

Il est également question d'un allègement de la matière évaluée, d'une prise de décision plus démocratique entre les étudiant·es, les professeur·es et les assistant·es quant aux modalités d'examen, de la mise en place de bourses spéciales Covid, de l'extension du chômage temporaire des étudiant·es employé·es par l'université ou encore d'un accès au soutien psychologique gratuit. Côté enseignant·es, les membres de l'USE affirment être soutenu·es par « des profs de la CGSP, le syndicat des professeurs de l'ULB ».

A l'inverse, côté administration, bien que selon l'USE, « le vice-recteur aux affaires étudiantes, Alain Levêque, a répondu à un journaliste en des termes qui ne nous étaient pas trop défavorables », les demandes de considération des étudiant·es sont, jusqu'à présent, restées lettres mortes. Toutes deux sollicitées par les étudiant·es, ni Annemie Schaus -la rectrice de l'ULB, ni Valérie Glatigny -la ministre de l’Enseignement supérieur en Fédération Wallonie-Bruxelles n'ont souhaité donner suite.

La foule applaudit et encourage leurs camarades prenant successivement la parole ©LaMeute - Moulinette

Une génération sacrifiée au tribunal médiatique

Aux lendemains du premier rassemblement du 22 février, les réactions politiques et médiatiques se sont faites attendre. Préférant résumer des revendications politiques sérieuses à un simple conflit générationnel, le mépris a encore une fois été de mise. C'est la sensation amère que partage l'étudiant syndiqué à l'UNE : « Depuis tout·es petit·es, on nous dit que c'est mauvais de rester sur nos écrans et là, on nous y oblige 8h par jour». De plus, les médias semblent s'intéresser davantage aux bières que les jeunes boivent dans les parcs les jours de beau temps qu'à leurs cris de détresse répétés depuis des mois : « Il y une semaine, nous avons manifesté à plus de 400 à l'ULB, le lendemain je n'ai trouvé que deux articles. Hier, il y avait une centaine de personnes au bois de la Cambre, le soir même il y avait une dizaine d'articles, c'est pas normal», s'agace un étudiant au micro avant de citer Edgar Morin :

« A force de sacrifier l'essentiel à l'urgence, on finit par oublier l'urgence à l'essentiel ».

L'union des sans-papiers pour la Régularisation était présente ce lundi 1er mars. Il s’agit d’un mouvement né de l’occupation spontanée de l’église Saint Jean-Baptiste au Béguinage par une dizaine de Bruxellois·es sans-papiers, entamée le 30 janvier 2021 ©LaMeute - Moulinette

Le 3 mars dernier, alors que le soleil faisait son grand retour dans le ciel bruxellois et que les jeunes investissaient à nouveau les parcs, des mesures répressives ont été immédiatement prises par la commune de Bruxelles. Au bois de la Cambre, poumon vert au sud de Bruxelles, un important dispositif policier était déployé pour chasser les jeunes à coup de matraques et de violences. Les médias locaux se sont alors empressés de diffuser l'information. Même son de cloche le 2 mars à Louvain-la-Neuve avec ce commentaire de la RTBF sur la publication Facebook d'un des ses articles : « La belle météo a attiré les fêtard·es, les rassemblements restent pourtant interdits ». Rebelote au parc de la Boverie à Liège avec un papier de RTL qui a choisi de donner la parole à des « riverain·es  excedé·es » plutôt qu'aux jeunes : « Scandaleux! Des milliers de jeunes à la Boverie à Liège sans aucun contrôle policier ! Pire qu'un festival», pouvait-on lire.

La criminalisation, la répression et la traque des jeunes sont régulièrement saluées dans les médias belges, laissant à penser que, quoiqu'iels fassent, iels sont systématiquement mis en porte à faux, jugé·es comme irresponsables, inconscient·es et égoïstes. C'est un phénomène que nous avons pu observer tout au long de cette crise sanitaire. Tantôt critiqué·es pour des supposées participations à des « lockdown parties », d'avoir fréquenté les bars à leur réouverture l'été dernier, de se rendre à des manifestations sans respect des distanciations sociales, d'avoir bu des bières dans des parcs, les jeunes sont un bouc-émissaire de choix pour les élites politiques et médiatiques. Quoi de mieux pour appauvrir le débat que de désigner un·e coupable en surfant sur les conflits générationnels ayant la peau dure dans notre société ?

La banderole de l’Union Syndicale Étudiante surplombe la passerelle devenue l’estrade du jour ©LaMeute - Moulinette

Ces mêmes jeunes, mécontent·es d'être davantage considéré·es comme des produits que comme des êtres humains en grande souffrance, se sont montré·es, ce lundi 1er mars, fort·es d'une détermination sans faille.

Alors que la ministre de l'Enseignement supérieur vient d'annoncer une possible réouverture partielle des campus au 15 mars, les étudiant·es de l'ULB ont, quant à elleux, prévu de nouvelles mobilisations à cette même date. Selon l'USE, elles devraient se tenir simultanément à Bruxelles, Liège, Louvain la Neuve et Mons.


©LaMeute - Moulinette

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MERCI POUR VOTRE LECTURE

La réalisation de ce reportage a nécessité 2 personnes et environ 11h de travail.

- Photos : Moulinette

- Texte : Moulinette

- Relecture : Mes

- Mise en page : Moulinette

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