Marche des libertés : contre Darmanin, Lallement, et leur monde
200 000 personnes ont manifesté à Paris contre la proposition de loi sur la Sécurité Globale. Aux lendemains de "l'affaire Michel Zecler”, la contestation dépasse désormais le simple cadre de l'article 24. Du gouvernement -qui s'engouffre toujours plus dans un déni dont on ne saurait voir le fond- à l’institution policière, la crise politique touche bon nombre des organes de l’Etat.
Il y a seulement quelques jours, nous utilisions en guise de sous-titre un slogan aperçu au détour d'une pancarte : "C'est pas la manif qui déborde, c'est le débordement qui manifeste". Bien mal nous en a pris, tant il aurait été plus judicieux de l'utiliser pour définir la "marche des libertés" de ce samedi 28 novembre. On se contentera de l’adjectif “historique”.
Seul le parcours de la manifestation semble exempt de superlatif : un trajet classique -allant de la place de la République à celle de la Bastille- pourtant "arraché avec les dents" par ses organisateur-trices grâce à un recours devant le Tribunal administratif pour suspendre son interdiction par la préfecture de police.
Entre 200 000 et 250 000 manifestant-es, selon la coordination #StopLoiSécuritéGlobale, ont finalement répondu à l'appel. La mobilisation outrepasse en nombre celle du 5 décembre 2019 contre la réforme des retraites. "On voit des jeunes que l'on a pas l'habitude de voir en manifestation", constate Denis, Street Medic à ses heures perdues. De-ci de là, nous apercevons des Gilets Jaunes, des journalistes, mais aussi et surtout, de jeunes gens -de Paris ou des quartiers populaires. "Les gens sont venus malgré le covid", s'enthousiasment deux amies peu habituées aux manifestations.
La Bastille en tremble
Le long du trajet, des manifestant-es scrutent la vitrine d'un magasin vendant des appareils photographiques neufs ou d'occasion. L'anecdote est trop belle pour ne pas être racontée, ou capturée par des photographes qui elleux-aussi remarquent l'ironie de la situation, à l'heure où le gouvernement tend à "voler nos yeux", comme le dit si bien un graffiti réalisé un peu plus loin.
Depuis plusieurs heures déjà, des affrontements sporadiques avec la police ont commencé. Feux d'artifices versus grenades lacrymogènes. A certains endroits, les barrières anti-émeutes -dont la présence systématique depuis plusieurs mois nous révulse d'habitude- ne suffisent plus. Dans une petite rue, près de la place de la Bastille, une ligne de CRS est obligée de reculer. Plus loin, la BRAV est isolée, dans une atmosphère suffocante. Cette fois-ci, c'est le dispositif policier qui est débordé. Plus tard, la Bastille tremble -et ce n'est pas une figure de style. Une chorale spontanée, qui a pris place sur les marches de l'Opéra quelques minutes auparavant, s'interrompra pour acclamer les manifestant-es qui tapent sur les matériaux de constructions entourant la colonne de Juillet. On entend, à la volée, un jeune policier s’exclamer : “Putain, j'ai peur”.
"Nous sommes là exactement pour défendre ce dont vous parlez. Quand vous citez la République, Monsieur Emmanuel Macron, c'est un mot vide", clame Edwy Plenel en arrivant sur la place de la Bastille. Il est 17h, les camions de la coordination, des syndicats et les avocat-es de la Black Robe Brigade arrivent enfin, plus d'une heure après les premier-es manifestant-es. Au loin, le boulevard Beaumarchais est toujours noir de monde. "Filmer ne devrait même pas être un débat", déclare Assa Traoré, quelque part au milieu de cette foule immense.
L'appel des familles
La veille, la sœur d'Adama Traoré, avait appelé, face caméra, à se rendre à la marche des libertés au nom de la lutte contre les violences policières. Ce n'est pas un excès de zèle que formuler l'hypothèse selon laquelle son appel a contribué au succès de la marche. La marche parisienne est plus diversifiée qu'à l'accoutumé. Depuis les mobilisations Génération Adama, une partie de la population qui n’était pas familière des manifestations auparavant s’est mobilisée, et trouvée sensibilisée à l’utilité de filmer la police.
EDIT : Nous avons été ambigü-es et nous nous en excusons. Nous aurions dû être plus vigilant-es dès le départ. Nous avons tenté de clarifier nos propos :
Nous nous sommes mal exprimé-es : il s'agissait à l'inverse, de dire que la lutte contre les violences policières est, depuis juin 2020, soutenu par un socle militant plus large, néophyte sur ces questions.
L'évocation de "Génération Adama" visait à souligner la logique d'allianceS (au pluriel) du collectif pour Adama, qui a permis d'imposer et de rappeler que l'antiracisme est indissociable des autres luttes sociales.
Cassandra, elle, en est seulement à sa deuxième manifestation. La première, c'était devant le Tribunal de Grande Instance de Paris, au mois de juin. La lutte contre la loi de Sécurité Globale souhaitée par le gouvernement, et la quête de justice pour les familles de victimes de violences policières "sont liées" d'après elle. "L’Etat ne bouge pas sur la question des pratiques racistes, comme celle des contrôles aux faciès", poursuit-elle. La France, en effet, a été condamnée à plusieurs reprises sur cette problématique -en 2016 et 2018 notamment.
Produire des images est plus que jamais perçu comme un moyen de défense capital. “Notre téléphone, c’est notre seule arme”, souffle Youssouf Traoré. Les appels en ce sens des familles de victimes de violences policières acquièrent aujourd’hui plus de poids au regard de la proposition de loi de sécurité globale, et des déclarations du ministre de l'Intérieur. Darmanin semblait en effet vouloir rendre obligatoire le floutage des forces de l’ordre, avant de ne plus en faire mention devant la taulé soulevée par ses interventions médiatiques.
Au sein du cortège, on retrouve ce samedi les familles d'Adama Traoré, de Cédric Chouviat ou encore Gaye Camara, pour ne citer qu'elleux. "Ce sont les hommes des quartiers populaires qui sont le plus victimes de violences policières", remarquent Cassandra et son amie Marina. "Pour les femmes, c'est une autre histoire. Ce sont souvent des histoires de harcèlement à cause du port du voile", glissent les jeunes filles qui viennent de Montreuil et Villetaneuse (93). "Je suis d'abord venue pour défendre notre droit à filmer la police, mais aussi pour mes enfants : ils sont Noirs" ajoute Cassandra.
Le prénom de Michel sur toutes les lèvres
Les deux jeunes filles l'admettent : "l'histoire de Michel, c'est la cerise sur le gâteau". La vidéo, publiée par le média Loopsider le 26 novembre, du passage à tabac d'un producteur de musique par la police, a déclenché une crise que le gouvernement peine à éteindre en dépit des interventions politiques de ces derniers jours : interview de Gérald Darmanin au JT de France 2, message Facebook du Président de la République. Samedi, beaucoup réclament "Justice pour Michel".
Certain-es se demandent "combien sont en prison pour avoir été tabassé par la police ?". Sous cette pancarte, une étudiante en théâtre de 18 ans résume en deux mots ce que l'affaire Michel a de si singulier, levant le voile sur les pratiques policières : "Sans image, il n'y a pas de preuve. A présent, à chaque fois qu'il n'y aura pas d'images, on se demandera si des gens n'ont pas été jetés en prison sans raison".
L'affaire Michel vient convaincre les dernier-es -s'il en restait- que l'article 24 n'est pas et n'a jamais été une problématique réservée aux journalistes. "La loi de Sécurité Globale est un moyen pour l'Etat de se débarrasser des personnes opprimées", tranche la jeune fille
"Macron descends de ton drone"
Le ministre de l’Intérieur, Gérald Darmanin, et le préfet de police de Paris, Didier Lallement, concentrent la majorité des critiques. A Paris, un slogan fuse, une bombe de peinture aérosol est dégainée : “Darmanin Démission”. Le premier flic de France et le bras armé de l’Etat : un monstre à deux têtes à faire déguerpir. "Si l’on coupe 2-3 têtes, les autres au sein de la police auront peur", espère Youssouf Traoré, en reprenant notre métaphore. “Leur démission n’est pas suffisante”, nuance Denis. “Il faut les traduire en justice. En faire des persona non grata. J’aimerais qu’ils s’excusent et qu’ils avouent la responsabilité de l’Etat dans les cas de violences policières”.
“Au point où on est, je n’appelle plus ça une bavure : c’est voulu, c’est réfléchi”, martèle en ce sens Cassandra. “J’ai 23 ans, je suis trop jeune pour me souvenir de 2005 mais on m’a toujours dit de me méfier de la police. Ce sont toujours les mêmes qui sont concernés, pour une couleur de peau ou pour une classe sociale. Il n’y a eu aucun changement depuis 2005”, pointe-t-elle.
"Le gouvernement n’écoute pas du tout le peuple, depuis des mois, voire des années, en ce qui concerne les critiques contre les violences policières, les violences d'Etat, les violences contre les femmes... “, énumère une jeune fille, à peine majeure. Certain-es l’ont compris, la question des violences policières dépasse la notion de “brebis galeuse” et appelle “à une remise en question totale de l'institution policière”, pour Denis. Et de sa tête pensante. "Il y a quelques années, une manifestation comme ça aurait sonné la démission du gouvernement".
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