Limpide comme la vérité de Wissam
Un contributeur nous transmet ce retour de lecture du livre de Farid El Yamni “Wissam Vérité”, paru en mars 2021, aux éditions du croquant. Farid El Yamni, l’auteur, est le frère de Wissam El Yamni décédé dans la nuit du 31 décembre au 1er janvier 2012 au commissariat de Clermont-Ferrand, après avoir été interpellé par la police. [Retour de lecture]
Résumé
Nuit du réveillon 2012, quartier de la Gauthière à Clermont-Ferrand.
Sur un parking de son quartier, Wissam El Yamni fête le nouvel an avec des amis d’enfance. Aux alentours de trois heures du matin, il est arrêté par la police au motif qu’il aurait lancé une pierre sur une de leurs voitures. Quelques dizaines de minutes plus tard, il gît inconscient dans un couloir. Après neuf jours de coma, Wissam décède à l’hôpital. Il a 30 ans.
C’est armé d’un infatigable souffle d’espoir que le frère de Wissam, Farid El Yamni, nous raconte le combat judiciaire inégal engagé depuis près d’une décennie pour faire éclater la vérité. Farid mène une lutte d’intérêt général. Un système incapable de reconnaître ses errements est voué à la haine : c’est précisément ce que cherche à éviter l’auteur dans ce texte.
Il y a plus de neuf ans, Farid El Yamni, perdait son frère à Clermont-Ferrand, dans des circonstances troubles comme on dit pudiquement. La vie de Wissam a surtout été prise ce soir de réveillon de nouvel an 2012, soir de fête, soir de fuite, soir de détention, soir de violence, soir de sang, par des policiers. Une pierre jetée. Une arrestation rapide sans résistance. Un transfert au commissariat. Un homme allongé, menotté, pantalon aux chevilles. Des coups, des blessures, des humiliations. Des cris, des hurlements… Des pandores rigolards.
Un homme inconscient. Un coma de neuf jours. Une extinction de vie.
D’étranges traces de strangulation, des fractures… Une dépouille non conservée, laissée en putréfaction. Des témoins non entendus, des preuves non exploitées. Une enquête bâclée, presque bouclée.
Depuis, rien n’a été épargné à la famille de ce chauffeur routier de 30 ans. Wissam meurt de sa consommation de drogues, Wissam meurt de « compression des artères carotides internes », Wissam meurt « d’une technique de pliage » puis finalement Wissam El Yamni meurt de « l’intervention d’un tiers ». Pourtant pas l’ombre d’une mise en examen, d’un procès… Pas de coupable ? Pas de crime.
Neuf ans de « fiasco judiciaire », aussi violent que tristement fréquent dans ce type d’histoires. Dans cette interminable quête de réponse, la famille, de tous les rassemblements, de toutes les marches, devient une figure de la lutte contre les violences d’État.
Mais le livre que Farid El Yamni a publié dernièrement (voir ici), « Wissam Vérité », n’est pas à proprement parler, un strict déroulé sur le combat mené par sa famille, ni un retour sur son parcours, ni une contre-enquête judiciaire, pas non plus un récit sur les ravages intimes et personnels d’une telle épreuve, comme dans le récent « Arrête-toi !».
Il est sûrement tout cela à la fois mais dans une forme plus éparse, moins directe, moins condensée. « Wissam Vérité » est un recueil chronologique des prises de paroles publiques de Farid, de ses tribunes, d’appels à une action, de lettres (comme celle adressée à la mère de Rémi Fraisse, tué par un gendarme en 2014 sur la Zad de Sivens), rédigés depuis que l’irréparable a jeté sa famille dans l’arène publique. Chaque texte, comme une pierre posée, jalonne son chemin de lutte, parfaitement résumée dans la précise et documentée préface du chercheur Mathieu Rigouste. Il y livre ses réflexions, ses ressentis, ses impressions ou ses analyses avec une sincérité remarquable, une honnêteté à toute épreuve et une proximité fraternelle, que ce soit pour disséquer les rouages et les ressorts de la broyeuse judiciaire, le déni des violences d’État, les impératifs des médias dominants, évoquer la probabilité de certaines alliances de lutte, aborder les réactions des proches de son frère, des soutiens de la famille ou des activistes politiques.
Farid El Yamni est ingénieur de formation, Farid El Yamni est 1ère dan d’arts martiaux, Farid El Yamni est amateur de livres et de rugby, Farid El-Yamni est un combattant. Il semble avoir mobilisé toutes ses facettes dans la bataille. L’homme use souvent d’anaphores, de citations savantes, de références populaires, de proverbes, d’extraits de rapports médicaux, d’exemples concrets, mêlant raisonnement scientifique et exigence politique, empreints de pensées philosophiques, teintés d’inspirations poétiques.
Cette forme pourrait déconcerter.
Mais c’est certainement là la force de cet ouvrage. Au creux de cette collection de textes, au gré du mélange des registres, on voit s’élaborer, d’étape en étape, une pensée en mouvement faite de décalages, de débords... De celle d’un deuil, d’une confiance en l’institution, d’une désillusion, d’une colère, d’une construction politique qui dépasse le cas de Wissam, qui dépasse la police, qui dépasse la justice. « Nous nous battons aussi pour vous, vos amis, vos enfants, pour qu’ils soient en toutes circonstances protégées des autres et d’eux-mêmes ». Du drame qui a bouleversé sa famille et de ses conséquences, Farid El Yamni en tire de précieux enseignements pour espérer bâtir une société plus juste et égalitaire. « Wissam Vérité » pourrait se lire comme un manuel (condensé dans son dernier texte sous forme de bouteille à la mer). Il peut servir de transmission pour les uns, de dévoilement pour les autres, d’armement intellectuel pour tous. Sans surplomb, ni prêche, Farid El Yamni, par son expérience et son apprentissage, nous sort des réflexes militants, questionne les mots et les morts d’ordre, revoit les habitudes, réoriente l’ennemi. Comme lorsqu’il invite les « réformistes » et les « révolutionnaires » proclamés à pousser dans le même sens. « Si on ne peut pas s’entendre sur la stratégie, on peut s’entendre sur nos besoins. Si nous œuvrons au quotidien, c’est pour sauver des vies ». La nuance n’est pas ici compromission mais nouvelle confrontation, nouvelle possibilité. « Le courage, c’est de chercher la vérité et de la dire (…). C’est d’aller à l’idéal et de comprendre le réel », disait Jean Jaurès.
En cela, « Wissam Vérité » fait preuve d’un grand matérialisme. Non pas celui que Farid fustige dans un de ses textes, celui qui « prostitue notre âme pour des avantages matériels, financiers, humains, dans une quête inextinguible de reconnaissance ». Non. L’autre. La notion philosophique. Le « matérialisme dialectique », qui assure que nos idées sont structurées par nos conditions de vie, cette notion qui nous oblige à partir de ce qu’est le réel, jamais figé, non de ce qu’on aimerait qui soit, pour espérer ensuite le transformer, sans fantasme ni abstraction. « Il faut laisser tomber la logique parfois pour l’empirisme », écrit le frère de Wissam.
C’est aussi une petite leçon à l’heure où les belles âmes se payent de mots sur l’objectivité, l’équilibre des points de vue, sur la complexité du monde, sur l’art de la nuance, sur la neutralité de positions pour décrire la réalité. Un procédé rhétorique bien utile aux autorités quand s’opposent quasi-systématiquement dans les affaires de violences policières, deux versions : l’officielle et celle qui conteste. « C’est cela aujourd’hui être mesuré. Il n’y a pas pire que cette mode de consensus à couper la poire en deux. », démonte l’auteur. Or, « non la vérité n’est pas au milieu » Farid en apporte une autre perception de l’objectivité. Plus intime, plus subjective, plus émotionnelle, plus « intéressée » au premier abord, pourtant plus scientifique, plus « réaliste », plus rationnelle. Celle des familles de victimes des forces de l’ordre devenues, au crépuscule d’un drame, juristes par obligation, expertes en rapport médical, spécialistes des procédures pénales, des activistes hors-pairs. Des « victimes qui se battent ».
Farid le dit souvent : « On nous met souvent du côté des sentiments mais ce qu’on dit est factuel. On est du côté de la vérité ». Son livre en est la trace. Du réfutable et l’irréfutable. Cet art du contradictoire si chère à l’institution judiciaire aux instructions censées s’effectuer à charge et à décharge, qui lui font bizarrement défaut lorsque des uniformes sont impliquées.
En voici un, de fait objectif : Wissam El Yamni est mort. Pas fatalement, pas dans un tragique accident, pas naturellement. Non. Wissam a été tué. Comment le sait-on ? Non par haine, par ressentiment, par parti-pris, par idéologie. Plutôt parce que tous ceux qui se sont attachés à prouver le contraire ont échoué à convaincre. Les préfets, les inspecteurs généraux, les magistrats, les experts mandatés et autres représentants de ladite neutralité n’argumentent pas, assènent d’autorité, produisent une interprétation dans le secret des palais de justice, dans la confidentialité de rapports assermentés. Ils « créent un brouillard », dissimulant les possibles preuves de réfutation (vidéos, témoins, pièce à conviction), se satisfaisant de faits inexpliqués, de questions sans réponses, de zones d’ombres non dissipées, de crime sans responsable. Les experts procèdent « plus par affirmation que par démonstration scientifique », avait reconnu la chambre d’instruction de Riom en 2017.
Or les proches du défunt qui exigent « vérité et justice » pointent les incohérences, révèlent les omissions du récit officiel. Ils recueillent des témoignages, des faisceaux d’indices, des éléments de preuve, recoupent les déclarations, formulent hypothèses et contre-hypothèse. Ils contre-enquêtent. Et reconstituent ainsi le cours des événements. La version de la famille n’est alors plus la « leur », elle devient « la » seule possible. Comment le sait-on ? Leur déroulé des faits qui a mené à la mort de Wissam El Yamni ne souffre d’aucun accroc, d’aucune faille. Il garde une cohérence. Il s’expose publiquement, ne se défile pas devant la contradiction. Les tentatives de réfutation ne le menacent en rien. Il ne « s 'arrange » pas avec la réalité.
Car, écrit Farid El Yamni, le mensonge et la vérité sont comme l’huile et l’eau. Il se troublent l’un, l’autre. Au mensonge insoluble, « seule la vérité est limpide ».
C’est comme ça que la vérité fait son chemin. La Wissam Vérité.
LS