Lille : Trois jours de mobilisation contre la réforme des retraites

Les manifestants se réunissent autour la porte de Paris, avant le départ du cortège, le jeudi 5 décembre.

Rues quasiment vides, écoles fermées, métros à l'arrêt et gares totalement désertes. Lille a des allures de ville morte en ce jeudi 5 décembre. Pourtant, les rues prennent vies tôt dans la matinée. A Tourcoing, 200 personnes sont venues crier leur colère devant le centre des Impôts, fief du premier adjoint et ministre Gérald Darmanin. A 14h30, c'est au tour de 20.000 âmes de se réunir Porte de Paris pour répondre à l'appel régional lancé par l'union syndicale des Hauts-de-France. Pompiers, infirmiers.es, postiers.es, cheminots.es, profs, étudiants.es, gilets jaunes... C'est un arc-en-ciel de corps de métiers qui se déploie dans les rues de Lille, bien déterminé à faire entendre son rejet catégorique de la réforme des retraites initiée par le gouvernement. Récit d'un week-end de mobilisation :

En approchant de la mairie de Lille, la foule se dessine peu à peu à travers l'épais brouillard hivernal pour enfin dévoiler sa masse spectaculaire. Cela faisait bien longtemps qu'autant de monde ne s'était pas réuni aussi massivement pour une manifestation passant par le centre-ville, circuit interdit depuis les premiers actes des gilets jaunes. Le ballon de la CGT surplombe les premières lignes du cortège qui s'affaire aux préparatifs, lui non plus n'avait pas été aperçu depuis un bon moment, peut-être depuis les mobilisations contre la Loi Travail. Certains syndicalistes portent encore l'inscription: « Non à la Loi Travail » dans le dos de leur chasuble. Devant la mairie, les pompiers donnent le ton en faisant péter pétards et fumigènes dans la foule noyée par la fumée. Ils annoncent au mégaphone : « Et vous n'avez encore rien vu ! ».

Les pompiers mettent l’ambiance avant le départ de la manifestation devant la mairie de Lille.

La manif commence à serpenter dans les rues en direction de la gare Lille Flandres, elle s'étend à perte de vue. Dès le départ, un petit cortège de pompiers et de manifestants décide de se diriger vers le périphérique. Il sont stoppés par les forces de l'ordre à coups de gaz lacrymogènes, les échanges sont très tendus. Dans la cohue, un pompier est blessé à la tête par un coup de matraque, un de ses collègue sous le choc s'adresse à un CRS : « Vous n'avez pas honte ?! Regarde ce que tu fais aux tiens ! ». La scission est brutale et radicale.

Une banderole est déployée du toît du Conseil Régional sous les applaudissements des manifestants.

Au même moment, une grande banderole est déployée en cours de parcours sur la façade du Conseil Régional. Elle porte l'inscription : « Grève générale, demain est à nous ! ». L'initiative est ovationnée par les manifestants. Au croisement de la rue, les pompiers reviennent des affrontements sous les applaudissements. Un cortège antifasciste rattrape la manifestation et réchauffe l'ambiance.

Les pompiers reviennent dans le cortège après des affrontements avec les CRS au niveau du Zénith de Lille.

En ce jeudi 5 décembre, plus de la moitié des effectifs de police sont envoyés à Paris, la présence policière paraît presque anecdotique dans les rues de Lille. C'est sans compter sur le traditionnel cordon de CRS protégeant Apple. Lui est bien en place. Arrivés à leur hauteur, les manifestants scandent « Apple paye tes impôts ! ». Des vitres sont brisées par des jets de pierre. La place de l'Opéra est rapidement enveloppée par les gaz.

Cela n'arrête pas la détermination du cortège, qui chante de plus belle en arrivant sur la Grand Place. Certains syndicalistes reprennent des chants de gilets jaunes et inversement. Quelques personnes perchées dans les cabines de la grande roue font brûler des fumigènes en direction de la foule.

Faire respirer Lille

L'ambiance s'échauffe aux abords de la rue Solférino. Perpendiculaire au parcours, la rue Gambetta est étonnement totalement vide. Elle est habituellement bloquée de part et d'autre afin d'empêcher tout détour, mais aujourd'hui, pas un policier à l'horizon. C'est une rue d'autant plus stratégique qu'elle abrite le local de Violette Spillebout, candidate LREM aux municipales. Il est rapidement pris d'assaut par un groupe de manifestants qui y retournent à deux reprises. Si la candidate macroniste n'est pas la bienvenue à Lille, son local implanté dans un quartier encore populaire l'est encore moins. Les éclats sur les vitres déforment les lettres de son slogan de campagne : « Faire respirer Lille ».

La devanture du local de Violette Spillebout, la candidate LREM aux municipales, après le passage des manifestants.

Arrivés à la quasi fin du parcours, les syndicats rejoignent la place de la République menés par le camion de la CGT. Suivie de centaines de personnes, la CGT décide de ne pas s'arrêter là et de se rendre au commissariat pour contester les arrestations de leurs camarades intervenues plus tôt dans la journée. Au même moment, l'atmosphère se tend devant le théâtre Sébastopol. Comme souvent à cette étape du parcours, les gaz lacrymo commencent à pleuvoir sur une foule pourtant tranquille. Les personnes présentes refusent de fuir, des pompiers se mettent en première ligne et font face au cordon de policiers. Tout s'accélère, une épais nuage de gaz rend l'air irrespirable. Des feux de poubelle se distinguent dans la confusion, comme des phares au loin.

Sur le trottoir, un homme inconscient recouvert d'une couverture de survie est pris en charge par les médics. Un pompier est arrêté, les gaz pleuvent toujours. Un autre pompier motive les troupes, il incite la foule à résister : « Il ne faut pas avoir peur d'eux ! Il faut le faire pour les anciens ! ». Peu à peu, les manifestants optent pour la dispersion dans les rues de Wazemmes pour emboîter le pas à la CGT déjà bien avancée.

Un feu de poubelle brûle rue Solférino. Au même moment, la police tente de disperser les manifestants à coup de grenades lacrymogènes autour du théâtre Sébastopol.

Des centaines de personnes sont présentes devant le commissariat. Plusieurs dizaines de pompiers accompagnent le camion de la CGT qui diffuse de la musique à fond. La foule s'adresse aux policiers qui entourent le bâtiment : « Libérez nos camarades ! », « Police partout, justice nulle part ! ». Des barricades commencent à être érigées sur la route. Les forces de l'ordre ne tardent pas à intervenir pour déblayer et faire reculer le monde vers la circulation du rond-point des Postes, très dense à cette heure. Toujours poussés par les policiers, des petits groupes éparpillés s'engagent dans les rues de Wazemmes et partent en manifestations sauvages.

Des pompiers sont venus réclamer la libération d’un de leur collègue arrêté plus tôt dans la journée devant le commissariat central de Lille.

Après quelques minutes d'accalmie et de déambulation, des agents de la BAC se faufilent en coursant les manifestants. Ils interpellent qui passe par là et tirent balles en caoutchouc et grenades lacrymogènes. Non loin de la rue Jules Guesde, une grenade tombe dans le circuit d'aération d'une salle de sport et gaze les jeunes qui se trouvent à l'intérieur. « Des dommages collatéraux » selon les policiers concernés.

A l'issue de cette journée et selon les sources d'Antirep, une cinquantaine d'arrestations sont à déplorer à Lille. La grande majorité sont relâchés dans la soirée ou le lendemain. Lille n'est pas en reste ; Dans les Hauts-de-France, des mobilisations records ont eu lieu dans d'autres villes. Des routes ont été bloquées à Lesquin et à Arras, des opérations escargots ont été organisées autour de Lens. On dénombre plus de 3.000 manifestants à Valenciennes, à Boulogne et plus de 4.500 à Dunkerque.

3 manifs, 3 ambiances

Dès vendredi 6, un nouvel appel est lancé pour que la pression de la veille ne retombe pas. Une bonne centaine de personnes, regroupant étudiants.es, gilets jaunes et syndicalistes, se retrouvent devant la gare Lille Flandres. Le groupe discute de la suite des événements et vote à l'unanimité pour une manifestation. Elle se déroule dans le calme et sans heurts, sous la surveillance des policiers à moto. Contrairement à la veille, le centre-ville est soigneusement évité sur le parcours.

Les “chômeurs rebelles” de la CGT sont présents pour l’acte 56 des gilets jaunes.

Le lendemain, le rendez-vous est donné Porte de Paris à 14h30 pétantes pour l'Acte 56 des gilets jaunes et dans la continuité des jours précédents. Vivifiées par l'ampleur de la manifestation de jeudi, environ 400 personnes sont revenues sur la place, cette fois-ci entourée de nombreux policiers et escadrons mobiles.

Face à la mairie, le Collectif des Algériens.nes de Lille fait résonner chants et percussions. Ils/Elles sont venus.es apporter leur soutien aux manifestants en appelant au boycott des élections algériennes du 12 décembre prochain . Une banderole porte le message : « Peuple déterminé jusqu'au bout ! Pour une rupture avec le système / Etat civil pas militaire ! ». Au mégaphone, ils accusent Martine Aubry : « La maire de Lille soutient la mafia politique en place en Algérie en ouvrant des bureaux de vote dans sa mairie ! ». Avec beaucoup d'entrain et de bonne humeur, ils chantent « Dégage Macron ! Dégage Martine Aubry ! Dégage l'Union Européenne ! », « Solidarité avec les Gilets jaunes ! ».

Le Collectif des Algériens.nes de Lille réuni devant la mairie de Lille pour l’Acte 56 des Gilets jaunes.

La manifestation démarre sur le même parcours que le jeudi mais se retrouve très rapidement bloquée par les forces de l'ordre. Au bout d'une demie-heure de marche, nous sommes contraints de revenir sur nos pas et nous retrouvons à nouveau Porte de Paris. Les manifestants sont pourtant bien déterminés à se faire entendre, ils continuent leur chemin autour du parc Jean-Baptiste Lebas. Ce jour, le déploiement de forces de l'ordre ne fait aucun doute : les policiers sont bien rentrés à la maison.

Derrière nous, une dizaine de camions de CRS pousse l'arrière du cortège et des baceux l'escortent de chaque côté. Ils sont si nombreux qu'ils semblent manifester eux aussi. Toutes les rues donnant sur les commerces du centre-ville sont fermées par des cordons de police. D'un côté de la rue du Molinel, des gilets jaunes crient « Anticapitalistes ! » et « Travaille, consomme et ferme ta gueule ! ». De l'autre côté, des gens vont et viennent les bras blindés d'achats de Noël. Face aux policiers, une partie de la foule se met à scander : « Touchez pas à nos pompiers ! ».

Pendant 2h, la manifestation est trimballée par les forces de l'ordre tout au long d'un parcours jamais emprunté jusque-là, spécifiquement choisi pour l'invisibiliser. A son terme, deux arrestations sont à déplorer après de brèves tensions place de la République.

C'est un goût amer qui reste finalement dans la bouche de celles et ceux venus.es prolonger la mobilisation de jeudi. Entre un parcours sans queue ni tête et une présence policière disproportionnée, les manifestants se disent déçus mais loin d'être vaincus. Dans l'esprit de chacun.e, les images de la mobilisation monstre du 5 restent bien présentes et ont montré l'efficacité d'une convergence inédite et salvatrice. Le maintien de la politique répressive de Jean-François Papineau, directeur départemental de la sécurité publique du Nord, n'a fait que renforcer la solidarité entre les manifestants et a échoué à dissuader quiconque de sortir dans la rue. Après un tel rassemblement, beaucoup ont le sentiment que quelque chose est né ce jour-là. Un vent de révolte s'est mis à souffler à toutes les strates de la société, portant avec lui l'objectif de reconduction de la grève jusqu'au retrait de la réforme des retraites. A Lille, de nouvelles mobilisations sont prévues mardi 10 et jeudi 12 décembre pour continuer la lutte.

La Moulinette pour LaMeute

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