« La Vie Continue, Tant qu’on sourit encore » - Hommage à Djadjé Traoré.
Djadjé Traoré venait d’avoir 19 ans. Poignardé à plusieurs reprises le 17 novembre dernier à St Ouen, le jeune lycéen a succombé à ces blessures le 22 novembre. Une semaine après que le corps d’Oliver Tony, 17 ans, a été retrouvé inanimé dans un coffre de voiture à Tours, à plus de 200km de Noisy-le-Sec où ses agresseurs l’avaient roué de coups et filmé son calvaire sur les réseaux sociaux. Aujourd’hui, l’enquête sur la mort de Djadjé a besoin de témoignages pour avancer. Djadjé Traoré était le cousin d’Assa Traoré; et d’Adama Traoré, mort entre les mains des gendarmes de Persan le 19 juillet 2016. « Ces violences, cette haine destructrice doivent cesser » écrivait Assa sur les réseaux sociaux en appelant à cette Marche blanche, samedi 30 novembre.
La vie de Djadjé s’est éteinte. Faisant basculer celle de ses proches. Ce samedi se tenait une Marche Blanche en son honneur, au départ de la Mairie de St Ouen à 14h. Les t-shirts blancs en « hommage à Djadjé Traoré » arborés par ses amis, ses frères, ses sœurs, son quartier de la Cité Blanche, sont nombreux dans ce cortège de plus de 500 personnes. L’émotion est forte. « C’est un quartier où on est une famille » soulignera un adolescent au micro à la fin de cette Marche blanche.
« Avant ils se demandaient : ‘’est-ce que mon fils va aller en garde-à-vue ou pas ?’’ » Aujourd’hui c’est : ‘’est-ce que mon fils va rentrer mort ou vivant?’’»
« Des Djadjé il y en a plein, plein qui sont morts avant. » rappelle Assa Traoré, éducatrice de profession. Bien trop pour celles et ceux qui arpentent les quartiers et enchaînent les marches blanches, la peine dans l’âme depuis plusieurs semaines. « Mourir dans nos quartiers ne doit pas devenir quelque chose de normal » dira-t-elle plus tard, en visant la banalisation des marches blanches et le besoin criant de solidarité dans les quartiers. « Il ne faut pas attendre qu’il y ait d’autres Djadje ! Vous vous rendez compte de la question que se posent vos parents quand vous sortez ? » demande Assa aux enfants, aux ados, face à elle. « Avant ils se demandaient : ‘’est-ce que mon fils va aller en garde-à-vue ou pas ?’’ » Aujourd’hui c’est : ‘’est-ce que mon fils va rentrer mort ou vivant?’’ » Elle invite les jeunes à prendre conscience de l’inquiétude de leurs parents, à chaque fois qu’ils franchissent le seuil du foyer pour sortir.
« Aujourd’hui vous lui faîtes honneur, vous êtes nombreux, le quartier est là, des gens sont venus de loin qui ne le connaissaient pas. J’espère que sa mémoire et son nom resteront gravés à jamais dans les rues de St Ouen et que personne n’oubliera qu’il a été assassiné lâchement. Ses derniers mots c’était quoi ? On m’a planté… »
Le cortège respecte une minute de silence sur le lieu où Djadjé s’est fait poignardé, rue Dalhenne. Djadjé était en 1ère au lycée d’Alembert à Aubervilliers où il étudiait la comptabilité. Assa Traoré revient sur cette soirée fatidique pour le jeune homme, une journée ordinaire, comme pour montrer que n’importe qui n’est à l’abri d’un tel drame : « C’était une journée classique. Djadjé est sorti de chez lui, il était complètement inoffensif. » Lorsqu’il reçoit un coup de téléphone dans la nuit, il sort, sans portable, ni manteau. « Tout le monde doit prendre ses responsabilités, personne ne doit mourir comme ça. C’est interdit. L’État est aussi responsable de nos quartiers. Tout le monde est responsable. La police tue nos frères et maintenant, on se tue entre nous. On ne peut pas se battre entre nous et contre la police et l’État en même temps, c’est impossible.» martèle Assa.
Devant la mairie, le cortège marque une pause. Lassana Traoré, également cousin de Djadjé invite toute personne qui aurait des informations à témoigner d’urgence avant d’insister sur l’importance de stopper ces crimes : « On compte sur vous si vous avez des infos ! Nous avons besoin de tout le monde pour retrouver l’auteur des faits. Restez calmes ! La maman et le papa insistent sur ça ! C’est fini, il ne faut plus de drame comme celui-ci, on en a marre d’enterrer nos enfants. Ce n’est pas le premier ni le dernier. Nous avons besoin de soutien et d’entraide. »
Dans la foule, Farid Taalba, militant de longue date des quartiers populaires, cofondateur de l’Écho des Cités et ancien du MIB (Mouvement de l’Immigration et des Banlieues) , soufflera, entre deux pas : « Ça fait 30 ans qu’on marche », comme la formulation d’un vœu pour que ces violences s’arrêtent, pour que les choses changent. La Marche se terminera à la Cité Blanche. Aux abords du bâtiment de Djadjé, le cortège marque une pause pour saluer sa mère, en larmes et à bout de forces, qui trouve tout de même le courage de sortir sur un balcon.
« Se battre contre l’État, s’organiser contre les violences policières, ça on sait faire. Mais là, comment faire ? Il faut construire de l’amour entre nous! »
C’est sur le terrain de jeu, où deux graffeurs du quartier ont peint une fresque en l’honneur de Djadjé sur un mur, que se déroulent les prises de parole. C’est son frère, Hamza, bouleversé, qui prend le micro en premier. Et c’est pour remercier ce soutien d’aujourd’hui : « Si vous avez besoin de quoique ce soit, je serai là, je vous ai toutes et tous vu-es aujourd’hui. »
Un autre soutien enchaîne : « Il faut qu’on continue jusqu’à ce que justice soit faite. Il ne faut pas lâcher. Son père a dit qu’il voulait que son fils repose en paix. Il ne faut pas de représailles. On s’entre-tue entre nous, les gens rigolent et nos parents pleurent. »
Samir Elyes, ancien membre du MIB, prend la parole avec effroi : « Je suis perdu. Se battre contre l’État, s’organiser contre les violences policières, ça on sait faire. Mais là, comment faire ? Comment on fait face à cette génération des années 2000 ? On doit continuer à marcher toutes les semaines? Ça fait trois semaines, avec Assa qu’on enchaîne les marches ! Hier soir un môme a été retrouvé criblé de balles à Créteil ! A Belleville, la semaine dernière, un jeune de 20 piges a été retrouvé dans un local poubelle ! Et violé avant d’avoir été tué ! C’est ça qu’ils veulent : qu’on s’entre-tue entre nous. Et ils font des politiques sur notre dos, sur votre dos. »
Samir insiste sur la nécessité de concentrer nos forces, prioriser nos luttes : « D’un côté, on doit se battre contre l’État et de l’autre on doit se méfier des gens avec qui on a grandit. Si le quartier se lève, on devient les plus forts, on doit le faire ! C’est plus possible que nos petits frères se fassent tuer et que nos petites sœurs se fassent violer à l’aise. Faut qu’on se parle, faut qu’on se dise les choses. Il ne faut plus de sujet tabou dans nos quartiers. On doit stopper ce phénomène : depuis quelques années, il y a plus de jeunes qui se tuent entre eux que de morts par la police dans nos quartiers ! » Il insiste sur l’ampleur d’une violence toujours plus choquante, sans limite, entre les jeunes : « Aujourd’hui on filme nos exactions ! C’est quoi ça ? Le Mexique ? Genre, je viens, je prends ton terrain et je filme le mec en train de se faire tuer ? On a pas le droit de se faire autant de mal ! De ne pas se parler ! Les jeunes ont même pas l’occasion de vivre leur vie, de se marier, d’avoir des enfants. Ils meurent à 20 piges… C’est comme si on était dans des hôpitaux psychiatriques grandeur nature, à ciel ouvert. Nos parents se sont battus, on doit prendre exemple sur elleux ! Vous devez vous battre ! Faut qu’on se respecte, qu’on apprenne à s’aimer ! On grandit, on vit les mêmes trucs, on jouent au foot ensemble. Il faut construire de l’amour entre nous! »
« Car il faut que les parents soient bien pour bien s’occuper de leurs enfants. »
Assa Traoré reprend à nouveau la parole. Elle insiste sur l’absence de regards (médiatique et plus généralement) sur nos parents, sur l’absence criante de leur considération : « Qui parlaient des parents de Djadjé avant qu’il ne meure ? Qui parlait de la mère d’Adama avant qu’il ne meure ? On va dire que les parents ne s’occupent pas des enfants, mais qui en parle ? Qui est monté chez la mère de Djadjé pour savoir comment ça va, comment ça se passe ? S’est-on déjà demandé ce que nos parents aiment faire ? Rentrez chez vous et demandez ça à vos parents : pas juste les courses, le ménage, l’école, etc. Car il faut que les parents soient bien pour bien s’occuper de leurs enfants. Posez vous la question. Vous verrez que beaucoup n’ont pas ce qu’ils aiment. Ma mère aimait la couture. Il n’y a jamais eu de club de couture en bas de chez moi. » Comme pour insister sur la nécessité de se regrouper, de combattre pour ce qui comptent, ce qui -injustement, inégalitairement- manque. Elle insiste à nouveau sur la responsabilité générale qui pèse sur chacun-e, des plus petit-es aux ancien-nes. Elle préconise le retour à une éducation groupée, collective, face à un pays de plus en plus individualiste : « si on voit quelqu’un faire quelque chose , on s’arrête, on l’arrête, on parle. »
Une maman prend la parole. Sa voix est forte, portée par l’émotion: « Salam Aleykoum ! La paix sur vous ! On veut que ca change ! Soyons toustes solidaires ! Il faut faire attention à nos enfants qui quittent l’école à 12 ans. J’ai mal au coeur de voir tout ca ! Il n’y a plus d’activités aujourd’hui pour les petit-es c’est pour ça qu’il y a du temps pour faire des conneries » Elle rappelle l’importance de l’instruction. « Aujourd’hui, on n’est pas assez nombreux pour la Marche ! Soyons solidaires » conclura-t-elle.
Un ami prend la parole ; il se souvient de son emménagement il y a trois ans et de l’accueil chaleureux de Djadjé au quartier. « Il y a une grosse solidarité ici. On a perdu un frère. C’était une personne formidable. Et j’espère que de là-haut, il sera fier de vous. »
« La mort de nos frères doit servir à quelque chose. »
Mahamadou Camara du comité Vérité et Justice pour Gaye Camara enchaîne : « Ils vont dire que vos parents vous ont mal éduqués ! Il ne faut pas laisser passer ! La base c’est nos parents. Il ne faut pas lâcher cette base. Il n’y a pas de meilleur exemple. Nos parents ont construit la France. Aujourd’hui, nous, grands frères, ont doit reprendre nos responsabilités et nos places dans le quartier. La mort de nos frères doit servir à quelque chose. » Lui aussi était présent à la Marche pour le petit Oliver Tony à Sevran il y a deux semaines. Lui aussi refuse de les voir s’accumuler. Mahamadou souligne l’importance de la solidarité et comment celle-ci s’est exprimée et a été une force après la mort de son frère, au travers du soutien reçu par le Comité pour Adama. Citant Kery James (en 2001) « Deux Issues : la mort ou la prison, en d’autres termes, 4 murs ou 4 planches », Mahamadou rejoint le discours précédent prononcée par cette maman du quartier : « Vous devez faire des études, devenir des exemples, et pour ça, on doit prendre nos responsabilités ! Vous n’êtes pas condamnés à l’échec ! Faisons en sorte que ça change ! » Pour contrer le froid ensemble, un thé brûlant et un tiep seront ensuite distribués dans une atmosphère chaleureuse.
« La vie continue, Tant qu’on sourit encore » s’affiche toujours en grand sur la banderole. Paroles d’une chanson du rappeur SCH, sortie le jour de la mort du jeune homme.
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