Grève générale du 5 décembre / Quand tous.tes les pauvres s’y mettront...
La grève de ce jeudi 5 décembre était fortement attendue, de même que la première journée de manifestation de ce mouvement de grève, qui a rassemblé au moins un million de personnes à travers le pays. Une grève historique contre la réforme des retraites vers un système par points, et qui cache des malaises bien plus profonds...
On peut mesurer l’inégalité d’une société aux représentations que ses dirigeants mobilisent. Le 15 novembre dernier, dans un débat télévisé concernant la grève tant attendue du jeudi 5 décembre, l’éditorialiste Christophe Barbier jubilait d’admiration. “Les Français ont oublié Adolphe Thiers qui est Premier ministre de Louis-Philippe très jeune, comme Macron, et qui revient en 1870 pour installer et conforter la République.” Lorsqu’on lui rappelle qu’Adolphe Thier est avant tout celui qui massacra la Commune de Paris, insurrection populaire et socialiste en 1871, il répond : “Aussi ! Mais en massacrant les Communards, il sauve la République. Sinon nous aurions eu Lénine maire de Paris, et Président de la France à ce moment-là.”
Voilà donc à quelle dégénérescence intellectuelle est réduite la bourgeoisie, qui tente de discréditer un mouvement de grève sans précédent depuis des décennies, bien au-delà de la grande grève de 1995. Juste après l’écrasement de la Commune de Paris en 1871, une chanson intitulée “La Semaine Sanglante” est devenue très populaire, et n’avait pour refrain rien de moins que cet avertissement : “Oui mais ça branle dans le manche, les mauvais jours finiront, et gare à la revanche quand tous les pauvres s’y mettront.”
A l’époque de la grève de 1995, la première journée de manifestation avait rassemblé 700 000 personnes dans la rue selon le Ministère de l’Intérieur, et 1,2 million selon les syndicats. Aujourd’hui, malgré l’indécence des chiffres à laquelle le Ministère nous a habitué·es, celui-ci a bien été obligé d’admettre qu’au moins 806 000 personnes ont battu le pavé ce jeudi, là où les syndicats en ont compté 1,5 million.
LaMeute était dans les rues parisiennes, ce jeudi 5 décembre, afin d’en rapporter ici le récit.
A Paris-Est, les cheminot·es votent pour la reconduction
On connaît bien ce genre d’assemblées générales, à LaMeute. Il y fait normalement un peu moins froid - en tout cas faisait-il moins froid lors du printemps 2018, au moment des grèves contre le Pacte Ferroviaire et le rapport Spinetta. Sur un quai reculé de la Gare de l’Est, des cheminot·e·s s’agglutinent autour d’une petite sono. Il est 10h30, l’AG aurait du commencer il y a une demie-heure, mais malgré la petite centaine de cheminot·es déjà présent·es on attend encore quelques retardataires.
La déléguée syndicale de SUD-Rail vient de remettre à leur place des agents de la Sûreté SNCF qui étaient venus dégager les journalistes un peu trop curieux·ses, et elle en profite pour les inviter à faire grève. “Les journalistes présents ici ont été conviés PAR LES GRÉVISTES. Ils restent ici. Allez voir sur un autre quai ce qui s’y passe, et profitez-en pour rejoindre vos collègues grévistes !” Le ton est donné.
L’AG commence, et déjà le quai numéro 2 est bien plus rempli que par le passé. On y voit des syndiqué·e·s, mais pas seulement, des cheminot·e·s, mais pas uniquement, à l’image de cet enseignant du 20ème arrondissement de Paris venu témoigner de son soutien. Dans les prises de paroles, que nous avons détaillées sur notre fil Twitter, on sent la libération enivrante que procure cette grève, et surtout le suivi de cette grève par tous les secteurs de la société. Enfin, les cheminot·es ne se sentent plus isolé·e·s dans la défense d’un service public de qualité.
On insiste tout au long de l’AG sur la nécessité d’une grève tenue, et soutenue par la base des grévistes, et non par les centrales syndicales. D’une seule voix, les cheminot·es n’auront de cesse de le répéter : “La grève appartient aux grévistes”, “C’est aux grévistes de décider comment se fera cette grève”. C’est donc sans surprise, comme dans toutes les gares du pays, que les cheminot·e·s de Paris-Est ont voté, à l’unanimité, la reconduction de la grève. Ce samedi, la gare demeurera vide, et une nouvelle AG aura lieu, au bout du quai n°2.
De Gare de l’Est à Nation : les grands axes congestionnés
Le premier jour annoncé d’une grève générale reconductible, en réaction au projet de réforme des systèmes de retraites, n’a certainement pas été un jour banal. Indénombrables, les manifestant·e·s du cortège parisien ont bravé la peur et les nombreuses fouilles en amont de l’itinéraire déclaré, qui devait s’élancer à 14h. Journalistes et militant·e·s : personne n’a été épargné. Car même des reporters ont choisi d’exprimer leur ras-le-bol, à l’image du collectif REC (Reporters En Colère) dont LaMeute fait partie.
Les forces de l’ordre avaient consciencieusement quadrillé le parcours afin de limiter les manifestations sauvages. De fait, la question de l’itinéraire de délestage, qui courait parmi les manifestant·es depuis plusieurs jours, est rapidement devenue obsolète.
Le cortège parisien a donc suivi un itinéraire classique, de la Gare de l’Est à la place de la Nation, en passant par République. Sur le chemin, les banques étaient fortement protégées. « Stand de tir », « Nid à pigeon », « traquenard », plus que jamais la méfiance envers les forces de l’ordre et sa violence s’est faite ressentir aux sons des nombreux « Tout le monde déteste la police ».
Parti avec plusieurs heures de retard, le cortège s’est longtemps attardé le long du boulevard de Magenta en se déployant jusqu’aux abords de la place de la République. Dans l’air, entre les nuées de lacrymo, l’odeur du syndicalisme qui pensait revivre ses grandes heures. Mais c’est bien l’élan des Gilets Jaunes, foutraque, déterminé, révolutionnaire qui menait la danse. Initié par les cheminot·es et le personnel de la RATP, suivi par les pompier·es, les postier·e·s, le personnel éducatif, le personnel hospitalier, les étudiant·e·s, le cortège était représentatif des corps qui font vivre le pays. Et peuvent le bloquer.
Le mouvement observé ce 5 décembre 2019 a rapidement dépassé la question seule des retraites. Comme déjà à Nuit Debout, comme au sein du mouvement des Gilets Jaunes, c’est contre Macron et son monde qu’on manifeste. Alors que les premiers manifestant·e·s atteignent enfin la place de la République, les premiers heurts avec les forces de l’ordre ont éclaté sur le boulevard de Magenta, suite à la provocation que représente la seule présence des BRAV-M à l’entrée de la place.
Tout va alors assez vite. Un camion de chantier est incendié juste au pied de la Bourse du Travail, comme une offrande des travailleur·euses en colère à ce temple séculaire des luttes. Tandis que la police tente de faire progresser des pompiers pour mettre un terme à l’incendie, un escadron est pris à parti par les manifestant·e·s, qui entendent bien répliquer à la première charge de police. Débute alors un bras de fer très dur, entre d’un côté des policiers acculés dans le renfoncement d’un immeuble, et des manifestant·e·s bien décidé·e·s à les faire reculer. La police grenade aveuglément, et le gaz se mêle aux explosions des grenades offensives et désencerclantes. Des parapluies fleurissent dans la foule, comme les boucliers d’une phalange romaine. Une barricade est dressée devant les policiers, et prend flamme à son tour. Le feu réchauffe un temps l’entrée du boulevard Magenta, jusqu’à ce que la police, retranchée, se décide à abandonner la position, et à couper l’entrée sur la place, forçant au détour par le canal Saint-Martin.
Resté·e·s sur la place de la République comme en signe de solidarité, les manifestant.e.s tentaient d’encourager ceux et celles bloqués sur le boulevard en lançant des « Libérez nos camarades », et des feux d’artifices. Sous les hourras, une banderole est déployée sur le toit d’un immeuble : « Les grandes révolutions naissent des petites misères comme les grands fleuves des petits ruisseaux ». Un air de réveillon.
Fin de manif’ : et après ?
Sur le boulevard Voltaire, alors que la nuit est tombée peu après 17h, les tirs de gaz lacrymogènes sont des compagnons de route habituels avant l’arrivée à Nation. Comme prévu, la place devient rapidement une nasse, alors qu’au loin, le cortège ne cesse d’affluer sur le boulevard Voltaire. Les syndicats, eux, sont encore à Gare de l’Est. La fatigue ne pointe toujours pas le bout de son nez. La place de Nation est rythmée par les tirs de feux d’artifice et par une chorégraphie rodée : les forces de l’ordre chargent, nous reculons ; ils reculent, nous avançons. Jusqu’à la charge de trop, grâce à laquelle les forces de l’ordre évacuent la place.
S’engage alors un long défilé qui remplit pendant plusieurs heures la place de la Nation. A 19h30, les heurts reprennent, et les BRAV-M font incursion sur incursion pour mater les velléités des manifestant·e·s exaspéré·e·s par cette répression sans interruption. Juste avant que les ballons des syndicats n’arrivent sur la place, la situation dégénère complètement, et les incendies obstruent l’entrée du boulevard Voltaire. La police réoccupe et verrouillent totalement la place, laissant passer les dernier·e·s manifestant·e·s.
La fête est terminée. Jusqu’à demain ?
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