La place des femmes en question à La Courneuve, et ailleurs

Pensé par et pour les habitantes, le film documentaire La place de la femme au cœur de la cité a été projeté ce vendredi 21 février à La Courneuve. Menée tambour battant, la projection du film a été suivie d’un débat sur l’occupation des uns-es et des autres de l’espace public. Cinéma, féminisme et terrasse de café : à La Courneuve, on essaye de changer le monde.

Le rendez-vous est pris en début de soirée. Ce jeudi, c’est soirée ciné-débat, à la bien nommée Allée du Progrès. C’est dans le local de campagne du maire PCF (Parti Communiste Français, NDLR) sortant, Gilles Poux, que l’association Compagnie Kialucera -qui propose des cours de théâtre et des spectacles de clowns à Aubervilliers et ses alentours depuis une vingtaine d’années- a diffusé sa dernière « création sociétale » : La place de la femme au cœur de la cité. Le documentaire s’adresse, en premier lieu, aux habitantes de La Courneuve et d’Aubervilliers. Et pour cause, le film a été pensé par elles, de l’écriture à la réalisation de certaines séquences. Pendant deux ans, Martine Monvoisin, co-réalisatrice du film, s’est mise au service des Albertivillariennes et Courneuviennes. « J’avais envie de quitter Paris, mais ces femmes m’ont dit que je ne pouvais pas partir comme ça ! », se remémore-t-elle. Une envie commune de « faire un état des lieux » sur des questions féministes, et de s’exprimer de vive voix sur des débats qui les concernent, mais dont elles sont pourtant tenues à l’écart.

Les confessions des intervenantes du documentaire sont parfois dures à entendre : le film aborde sans détour le sujet du mariage –arrangé ou non, des violences conjugales, de la maternité subie. «Il y a des femmes que je connaissais depuis 20 ans et qui se confiait à moi pour la première fois », indique la réalisatrice. Sans équivoque mais sans voyeurisme, grâce à l’utilisation de séquences animées, écrites et réalisées par les habitantes elles-mêmes. De simples silhouettes noires sur fond ocre accompagnent des récits de vie. « On ne voulait rien lâcher sur l’esthétisme », précise Martine Monvoisin. La place des femmes au cœur de la cité explore sa propre poésie, loin des codes des reportages sur la banlieue. Pas de misérabilisme, pas d’exotisme. « C’est la cité avec un grand C. Ça parle de la société en général », nous glisse la réalisatrice.

En effet, les problématiques abordées sont partagées par de nombreuses femmes, qu’elles vivent à La Courneuve ou ailleurs. Toutes différentes, mais toutes les mêmes face au poids du regard de la société. « Les intervenantes sont de tout âge, tout horizon, toutes cultures », prévient la réalisatrice. Il y a par exemple cette « bobo nouvelle génération » -comme elle se définit elle-même, qui doit faire face aux remarques lourdingues de ses ami-e-s sur son habileté pour le bricolage. Il y a également cette femme qui a quitté le domicile parental tôt. Trop tôt pour certain-e-s. Elle devient indépendante et donc infréquentable. « Je ne rentrais plus dans les critères. J’étais hors-norme ».

J’écris donc d’ici, de chez les invendues (…) celles à qui les hommes ne font pas de cadeau, (…) celles qui ont des gros bides, celles qui voudraient être des hommes, celles qui se prennent pour des hommes, (…) les femmes brutales, bruyantes, (…) celles qui veulent tout montrer, celles qui sont pudiques par complexe, (…) celles qui aiment boire jusqu’à se vautrer par terre dans les bars, celles qui ne savent pas se tenir
— Virginie Despentes, Chapitre « Bad Lieutenantes », King Kong Théorie

Un café, l’addition

Le générique de La place de la femme au cœur de la cité annonce la couleur. On y voit des rouages en mouvement. Les machines fabriquent une femme. Ou peut-être s’agit-il d’une poupée. Quelques secondes plus tard, ce sont des mots qui tombent de l’écran : « soumise », « libre », comme autant d’injonctions contradictoires qui pleuvent.

Les intervenantes, au fil du documentaire, questionnent les schémas établis. La maternité d’abord. Pour certaines, c’est être réduite à devenir « une vache à lait », pour d’autres c’est « un aboutissement ». Il n’y a pas consensus. Elles déplorent les injonctions, le caractère obligatoire, le manque de liberté. Pourquoi une femme devrait rester à la maison ?

Mais dehors, on n’est pas forcément plus libres. Les regards insistants, le manque d’éclairage et d’infrastructures pensées pour les femmes en découragent certaines. « Sortir dehors, pourquoi faire ? », lance une femme dans le film, qui continue : « Il n’y pas de cinémas, pas de cafés sympas ». De sorte que, « dans la rue, on est un peu déguisées, on n’est pas vraiment nous-même », analyse une autre jeune maman. Dans la salle du local, des retardataires sont arrivé-e-s au fur et à mesure. Des Courneuviennes, des Courneuviens, des jeunes et des moins jeunes. Une fois le film finit, le débat continue, mené par Israa Lingeer, militante féministe et habitante de La Courneuve.

Un homme présent dans la salle déplore : « On se sent visés mais nous aussi les hommes, on voudrait voir plus de filles sur les terrasses des cafés! C’est vous qui n’osez pas !», lance-t-il. Les avis sont mitigés parmi la trentaine de personnes présentes. « Tu ne peux pas nier qu’il y a des mecs…impolis. Moi, je diabolise les hommes ! », lui répond du tac-au-tac une jeune fille. Échanges percutants, chacun-e-s essayent de renvoyer la faute sur l’autre.

Le film a touché un point sensible. «Qui ici, a déjà mangé au restaurant 129 ? », demande Israa Lingeer. « Non », « jamais de la vie », « c’est mort », s’exclament les filles présentes dans la salle. Ce fast-food de Saint-Denis a la réputation d’avoir une clientèle très masculine. « C’est hyper connu. On en rigole sur les réseaux sociaux », nous souffle la modératrice de la soirée.

C’est dans le local de campagne du maire qu’a été organisé la projection du film. Ici, Israa Lingeer lance le débat.

C’est dans le local de campagne du maire qu’a été organisé la projection du film. Ici, Israa Lingeer lance le débat.

Quelques jours après la tenue de ce débat, nous nous sommes donc rendues au 129 à l’heure du déjeuner. A l’intérieur, des garçons entre copains, des hommes seuls... et des couples d’amoureux ou des bandes de copines. Il serait donc faux d’affirmer que les femmes n’ont pas le droit de franchir la porte du restaurant. Comme partout ailleurs, nous avons constaté, néanmoins, que les filles et les garçons n’agissent pas de la même manière dans l’espace public. Aucune fille n’était attablée seule, alors que certains hommes ne ressentaient aucune gêne dans le fait de manger en solitaire. « On n’est pas à l’aise », résume une femme de La Courneuve. «C’est top si des filles y vont pour déjeuner. Mais je ne pense pas qu’elles s’y rendent le soir », ajoute Israa Lingeer.

Bad Lieutenantes

En 2019, des Courneuviens-nes ont tenté de créer un café associatif mixte aux Quatre-Routes, à La Courneuve. « Ça n’a pas marché », confie Israa Lingeer. Certaines femmes n’osent toujours pas s’installer sur les terrasses des cafés. Alors d’autres initiatives se mettent en place dans le 93, pour que les mentalités changent. A Aubervilliers, comme le rappelle le documentaire, les membres de l’association Place aux femmes, se rendent dans les bars de la ville pour y observer comment elles y sont reçues. Les endroits accueillants se voient gratifier d’un sticker en signe de validation. « Les femmes des quartiers font beaucoup de choses », fait remarquer Israa Lingeer. Séances de sport dans des parcs, goûter au pied d’un immeuble, réunion de prise de parole : le film La Place de la femme au cœur de la cité multiplie les exemples et démontre implacablement qu’à La Courneuve et à Aubervilliers, les choses bougent.

« Beaucoup de jeunes commencent à avoir une démarche égalitaire », observe Martine Monvoisin. Au Rugby Club Courneuvien, les jeunes filles sont incitées à pratiquer cette discipline en dépit des préjugés. « Au début, les papas sont réticents, mais après quelques matchs ils soutiennent leurs filles », explique un coach dans le film. La Place de la femme au cœur de la cité rappelle qu’il est primordial de sensibiliser dès le plus jeune âge les enfants à la cause de l’égalité. Car « ce n’est pas un problème individuel. C’est un problème social », tranche une femme dans le public, membre de l’équipe municipale. 

La politique à la traîne?

Les hommes participant au débat étaient évidemment tous favorables à l’intégration des femmes dans les cafés, les restaurants et les entreprises. Ces lieux sont encore difficiles d’accès pour les femmes car elles ne s’y sentent pas à l’aise: elles s’y sentent regardées et jugées uniquement car elles osent y mettre un pied. Mais même une fois ce pas fait, la partie n’est pas encore gagné. Il faut y prendre place. La difficulté de s’exprimer dans les réunions politiques, par exemple, c’est ce que Muguette Jacquin partage.

Deux anciennes membres de la délégation des luttes des droits des femmes de La Courneuve étaient présentes en ce vendredi 21 février.

Deux anciennes membres de la délégation des luttes des droits des femmes de La Courneuve étaient présentes en ce vendredi 21 février.

C’est un domaine qui lui parle. En effet, Muguette a fait parti de la délégation des droits des femmes de La Courneuve. D’après elle, il y est difficile pour les femmes politiques de s’exprimer face à une majorité d’hommes, parfois réticents à l’idée de voir une femme prendre place dans un rôle législatif.

Elle nous explique qu’en 2002, elle constate qu’il y avait beaucoup d’associations féministes mises en place par les habitantes. En revanche, rien n’était mis en place de la part des élu-es. Une délégation est donc créée sous le mandat du maire actuel. Grâce à cette initiative, ielles ont pu mettre en place des projets pour promouvoir le sport pour les filles et les jeunes femmes, intervenir dans les établissements pour parler aux plus jeunes de l’importance de laisser de la place aux femmes comme aux hommes. Bien que cette délégation ait fait avancer les pensées sur la question de la place des femmes à La Courneuve, durant les premières réunions « c’était difficile » de prendre la parole, confie Muguette Jacquin. Les hommes ne la prenaient pas au sérieux, ou la regardaient d’un oeil étrange.

C’est avec des lois que des changements sont possibles - souligne-t-elle - notamment au sein de la politique locale. Pour illustrer cela, elle nous renvoie à la Loi de la parité. Cette loi du 17 mai 2013, relative à l’élection des conseiller-ères départementaux, des conseiller-ères municipaux et des conseiller-ères communautaires (représentant-e d’une commune au sein d’un EPCI - établissement de coopération intercommunale, NDLR), impose une parité hommes-femmes au niveau local : une mixité stricte devient donc obligatoire dans les listes municipales des communes de plus de 1 000 habitant-es. Au delà de simplement donner des places aux femmes, cela a pour conséquence de penser la vie publique en fonction de la place des femmes, de mettre en place des projets en faveur de l’égalité des genres et finalement, d’inspirer les autres femmes à prendre place en politique et  dans la vie publique. 

Pendant le débat, Muguette, aux côtés d’une de ses consoeurs, participe aux interventions. Elles sont également là pour écouter ce que les jeunes femmes et jeunes hommes ont à dire. Ravies de voir que la question de la place et de la condition des femmes va de l’avant, elles constatent que le combat n’est pas achevé, qu’il reste encore beaucoup à faire. Néanmoins, elles ne s’inquiètent pas, en voyant que le flambeau est repris par les nouvelles générations, avec pour exemple Israa Lingeer qui s'investit énormément dans le militantisme féministe et dans la vie publique de La Courneuve. L’équipe municipale en place, lui avait d’ailleurs proposé de faire partie de sa liste pour les municipales 2020 - une proposition chronophage qu’elle a finalement refusé. En revanche, elle nous confie être très proche du maire.

Bien que des changements ont lieu au sein de La Courneuve, et que les représentant-es de la ville créent des initiatives, le combat n’est pas fini. Les mentalités sont encore influencées par la société patriarcale actuelle, et on retrouve toujours des inégalités hommes-femmes au quotidien. Le soir du ciné-débat, le maire de La Courneuve brillait par son absence, à cause d’un incendie qui ravageait un immeuble à quelques pas. Pourtant sur les questions d’égalité hommes-femmes également, il y a le feu. On a beaucoup parlé ces derniers temps, du burn-out des militant-e-s féministes. Israa Lingeer, et tous-tes les autres, font déjà beaucoup. Il est temps que les questions féministes deviennent un réel enjeu de campagne, et même au-delà de la simple échéance électoral des municipales 2020.

©LaMeute - Mel et Mes pour le récit

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