La génération Adama met la France face à ses idéaux
Plus de 120 000 personnes – réunies à l’appel du comité Justice et Vérité pour Adama Traoré – ont déployé les contours d’un véritable projet démocratique, la veille du discours d’Emmanuel Macron. La manifestation – interdite à la surprise générale de tous·tes – met le pays face à ses manquements, ses fantasmes, ses manœuvres -voire ses impuretés. Ce samedi 13 juin 2020, une nouvelle voie politique s’est exprimée, en dépit des obstacles anti-démocratiques menés par la Préfecture de police de Paris. Le préfet, Didier Lallement est critiqué par les organisateurs•trices pour avoir « fait volte-face et interdit la marche jusqu’à Opéra à la dernière minute ».
La manifestation prête à s’élancer dans les rues de Paris s’annonçait grandiose. Elle n’aura jamais lieue.
11 jours après le rassemblement tonitruant du 2 juin 2020, le comité Justice et Vérité pour Adama Traoré a réussi son pari. Si le mouvement de contestation contre les violences policières s’inscrit dans le bouleversement mondial provoqué par le décès de George Floyd aux Etats-Unis, le mal-être pointé du doigt est bien français. Entre 120 000 et 150 000 personnes –dont une majorité de jeunes racisé·es- s’étaient regroupé·es samedi 13 juin sur la place de la République à Paris afin de l’exprimer.
« Il s’agit d’une manifestation contre la violence raciale », rappelle Assa Traoré en introduction de l'événement.
La famille Traoré se bat depuis le 19 juillet 2016 pour faire reconnaître l’implication des gendarmes –et la technique d’immobilisation du placage ventral- dans la mort d’Adama Traoré, un jeune homme de 24 ans. Cette affaire symbolise à elle seule plusieurs maux présents dans la société française : le contrôle au faciès, les violences policières, le déni de Justice [deux témoins vont enfin être entendus après quatre ans d’enquête, NDLR]. L’interdiction de la manifestation, qui devait rejoindre la place de l’Opéra Garnier, concrétise cette fois-ci un déni démocratique.
Le VOLTE-FACE de Didier Lallement
Il est 14h30 quand le cortège s’apprête à s’engouffrer sur le boulevard Saint-Martin. Hélas, les camions de gendarmes ne bougeront pas. Sur le visage de Youcef Brakni, membre infatigable du comité pour Adama, on lit l’effarement.
En début d’après-midi, l’un de nos journalistes, avait pourtant constaté la présence d’un dispositif policier aux abords de l’Opéra où devait s’achever la manifestation. La veille également, tout portait à croire que la manifestation aurait bien lieu. Le préfet Didier Lallement avait en effet sommé les commerçants de fermer leur boutique sur le trajet annoncé. « Ces mesures pourront être levées au cas par cas par les représentants sur place de l’autorité publique en fonction de l’avancé du cortège et de l’évolution de la situation générale », affirmait-il alors. Le comité déclare, en outre, avoir été en dialogue avec les bureaux de la Préfecture de police jusqu’à midi –soit deux heures avant l’évènement.
Quelques jours auparavant, c’est le ministre de l’Intérieur en personne, C. Castaner, qui avait semblé faire preuve de tolérance dans une interview télévisée. « L’émotion mondiale, qui est saine sur ce sujet, dépasse au fond les règles juridiques qui s'appliquent », disait-il.
Ainsi le mardi 9 juin, un rassemblement organisé par S.O.S Racisme -et soutenu par La République En Marche- s’était tenu sur cette même place de la République, dans le contexte d’état d’urgence sanitaire que l’on connaît. Le gouvernement, ainsi, avait joué sur la sémantique : les rassemblements de plus de dix personnes, s’ils n’étaient « pas autorisés » légalement, n’étaient « pas interdits ». Ce flou juridique était par ailleurs en suspens, dans l’attente de la décision du Conseil d’Etat – qui a statué samedi soir sur le sujet : il a été rappelé que le droit de manifester est « une liberté fondamentale » et ce, même en temps de crise sanitaire.
« On a autorisé la manifestation de S.O.S Racisme qui récupère nos luttes depuis des années », observait quelques minutes auparavant Youcef Brakni –qui ne se doutait alors pas que la manifestation serait bloquée. La Préfecture de police s’est donc octroyé le droit de criminaliser certaines voix, et d’en légitimer d’autres.
Pourtant, les lois ne permettent pas d’effectuer ce tri sélectif. La liberté de manifester en France est consacrée dans la Déclaration des droits de l’homme et du citoyen de 1789. Au niveau européen, ce droit est garanti par l’article 9 de la Convention européenne des droits de l’homme, comme le rappelle Libération.
« Que le monde entier puisse voir que la France est le seul pays occidental qui interdit les manifestations contre les violences policières », harangue Assa Traoré. Les organisateur·trices de l’évènement surplombent la foule depuis un camion blanc. Iels sont les premier·es à apercevoir les charges des forces de l’ordre au loin. Après plusieurs heures d’immobilisme forcé, des tirs de gaz lacrymogènes sont lancés sur la foule nassée vers 17h30. Plusieurs personnes font des malaises. Les affrontements perdurent pendant une heure, avant que le camion où se tient les familles de victimes de violences policières ne se déplace pour faire face aux forces de l’ordre, et appelle à l’apaisement.
Liberté, Egalité, Fraternité, Adama Traoré
Les atteintes manifestes au droit de manifester, observées depuis plusieurs années, poussent les milieux contestataires à innover en la matière. La manifestation du samedi 13 juin n’est que l’aboutissement d’un rapport de force politique mis en place, petit à petit, par le comité Justice et Vérité pour Adama.
Le modus operandi du mouvement qui éclos ces dernières semaines passe par une attention portée sur la communication. Sur Twitter, la journée de samedi est rythmée par les hashtag « Justice pour Adama » et « Génération Adama ». « On va faire un sitting pour avoir de belles photos. C’est important la communication », glisse Youcef Brakni.
Dans la foule, on lâche néanmoins volontiers son téléphone pour brandir le poing. « On veut les vidéos », réclame à plusieurs reprises le cortège, en référence aux cas de violences policières filmées par des caméras de surveillance, comme dans le cas du décès d’Ibramah Bah.
« On vit un mouvement populaire qui se structure autour de valeurs humanistes », observe Marisa, trentenaire, pancarte « Assa Traoré 2027 » en main. « Ce mouvement doit s’inscrire politiquement », espère-t-elle.
« La Justice détermine la Liberté; La Justice amène l'Égalité; La Justice confirme la Fraternité », détaille-t-elle. Les participant·es du rassemblement –contraint- veulent reprendre le flambeau des valeurs édictées dans la devise française. « Aujourd’hui, nous montrons que le peuple français est fraternel ! », s’époumone Adbel, un ami de Sabri Choubi décédé en mai dernier, et qui épaule à présent la famille endeuillée.
Le mouvement, qui dénonce les violences policières et le racisme, se veut bien plus large. Alors que la famille Traoré rappelle qu’un des leurs – Bagui, grand frère d’Adama, l’une des dernières personnes à l’avoir vu en vie – est toujours emprisonné, Aminata observe également que « la Justice est implacable pour les Noir•es, alors que les Traoré se battent depuis quatre ans pour faire condamner les gendarmes mis en cause… ».
La jeune fille est présente sur la place de la République avec trois de ses amies : Yasmine, Khadidja et Oumou. Ensembles, elles enchaînent : « la devise de la France est bafouée : même pour travailler, trouver un logement pour certain•es, c’est dur ».
« En France, on a peur de parler de nos différences. Dès qu’on en parle, on est censuré•e », dénonce Yasmine. « On a même supprimé le mot “race” de la Constitution… c’est comme mettre un petit pansement sur une blessure très large ».
Les député•es ont, en effet, voté la suppression du terme “race” dans l’article 1er de la Constitution “la République (...) assure l’égalité devant la loi de tous les citoyens sans distinction d’origine, de race ou de religion », le 12 juillet 2018.
La lutte contre les discriminations subies (l'Égalité), contre les violences policières (la Fraternité) et pour le droit de vivre (la Liberté) sont les revendications de ce mouvement civique. « Levez le poing si vous n’avez pas peur de mourir pour votre liberté ! », peut-on entendre dans la foule qui remplit la place de la République ce samedi. Dans ce combat pour une meilleure démocratie française, le corpus politique invoqué s’inscrit dans des mouvements politiques tels que le Mouvement de l’Immigration et des Banlieues (MIB), mais traverse aussi les frontières et s’inspire de figures politiques très peu mentionnées dans les manuels français d’Histoire. « On n’est pas là par hasard. Nous sommes les fil•les de révolutionnaires africains ; de Thomas Sankara, de Patrice Lumumba. », clame-t-on au micro.
« La France, ce sont des idées, des valeurs », disait d’ailleurs un jour l’actuel président de la République. En entendant l’histoire de Babacar Gueye, racontée par sa sœur Awa – qui ne parlait que très peu français au moment de la mort de son frère sous les balles de la police – une manifestante fait part de la « honte de sa France ». En amont du rassemblement, Youcef Brakni soulignait aussi le fossé entre les idéaux promus et l’Histoire du pays: "Il faut que la France regarde son passé. D'où viennent ces violences policières ? Contrairement à ce qu’on clame officiellement, la France a aussi une histoire esclavagiste et coloniale".
La France et l’extrême-droite
Alors que la conférence de presse bat son plein, avant même 14H30 [heure de départ prévue pour la manifestation, NDLR], une banderole du groupuscule d’extrême-droite Génération Identitaire est brandie sur le toit d’un immeuble. Les intrusions fascistes en manifestation ne sont ni nouvelles ni réservées à Paris : à Lyon également, des identitaires ont agressé des manifestant·es antiracistes. « C’est nous la France !», leur répond le cortège. La banderole sera finalement arrachée avec ferveur par des voisin·es puis, décrochée par un jeune homme, @acrobate94, escaladant à mains nues l’immeuble haussmannien sous les acclamations de la foule en liesse.
Conspués, les membres de Génération Identitaire sont finalement totalement éclipsés par la foule présente. « On est combien là ? Y’a au moins une personne qui représente un pays du monde ! La France a toujours été comme ça », fait remarquer une femme à travers son masque en wax.
Le mouvement contre les violences policières plaident également pour une meilleure représentation – et donc une considération plus juste – des personnes racisé·es en France : le travail de Ladj Ly avec son film Les Misérables, présent dans la foule, est d’ailleurs cité en exemple par Assa.
Contrairement à l’attention médiatique accordée aux idées d’extrême-droite – à la télévision, à la radio, dans le débat politique – les manifestant·es présent·es ce samedi n’auront offert qu’une attention mineure aux perturbateur·trices de Génération Identitaire. Parce que l’heure est au rapport de force : Pas plus d’écho pour des questions déjà portées sans cesse trop fort dans l’agora, pas plus de temps accordé à une minorité d’extrême droite qui monopolise le débat. La foule a un autre combat - plus important, plus urgent. Comme pour affirmer, déjà, qu’iels ne se laisseront pas voler la place qui leur est due dans le débat politique à venir.
« On élira des personnes qui nous représenterons : finit la supercherie ! », promettent finalement les organisateur·trices de l'événement qui appellent à d’autres mobilisation : rassemblement pour Lamine Dieng et marche en soutien aux sans-papiers samedi 20 juin à Paris ou encore la marche annuelle pour Adama Traoré le 18 juillet à Beaumont…
Une chose est certaine: ce que ce rassemblement (et les manifestations tenues depuis deux semaines) nous dit sur le “monde d’après”, c’est que cette génération Adama - profondément antiraciste - entend bien l’occuper et le redéfinir. Et que cette réappropriation politique ne fait que commencer.
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