Le rapport de force imposé par le Comité pour Adama

Une semaine après la mobilisation historique du 2 juin 2020 en France, le comité pour Adama organisait une conférence de presse rue Louis Blanc à Paris, où était dévoilée une fresque réalisée par les élèves de l’école Kourtrajmé (chapeauté•es par le réalisateur Ladj Ly et le photographe JR, eux-mêmes présents ce jour) qui grave dans la pierre les regards d’Adama Traoré et de George Floyd, côte à côte.
L’occasion de réaffirmer le rapport de forces construit et imposé depuis quatre ans par le comité pour Adama, d’annoncer la mobilisation à venir ce samedi 13 juin et, surtout, de recadrer les tentatives de récupérations politiques et médiatiques.

Les cliquetis des déclencheurs d’appareil photos et le nombre de perches tendues ce mardi 9 juin est le signe qu’une étape a été franchie dans le traitement des paroles de famille de victimes. ©LaMeute - Jaff

Les cliquetis des déclencheurs d’appareil photos et le nombre de perches tendues ce mardi 9 juin est le signe qu’une étape a été franchie dans le traitement des paroles de famille de victimes. ©LaMeute - Jaff

Il y a les pressions de l’État (quatre des frères Traoré emprisonnés depuis 2016, de nombreuses arrestations dans le quartier beaumontois de Boyenval et quatre plaintes contre Assa Traoré), les pressions judiciaires (pas moins de sept expertises médicales contradictoires, des témoin-clés qui n’avaient encore pas été entendus jusqu’à la semaine dernière, le refus d’une reconstitution et de la mise en examen des gendarmes) et les pressions médiatiques (la criminalisation d’Adama Traoré dans les premiers jours qui suivent sa mort dans la cour de la gendarmerie de Persan-Beaumont le jour de son anniversaire, de nombreux articles parus sans même interroger la famille et visant également à la criminaliser) ; mais en face, il y a le Comité pour Adama.

Et la mobilisation historique du 2 juin 2020, qui a marqué un virage dans la lutte qu’iels mènent depuis quatre ans : la conférence de presse tenue ce mardi 9 juin en est la démonstration.

C’est face à un parterre de journalistes qu’Assa Traoré prend place à la table installée place Jan Karski (Paris, 10ème arrondissement). En quelques jours, elle a enchaîné les plateaux de TV et les interviews (Clique TV, Quotidien, BFMTV). La mobilisation soutenue du 2 juin 2020 -précisément une semaine auparavant, a (im)posé un nouveau rapport de force.

« On ne laissera pas 1983 se refaire ! Nous avons appris de nos aîné•es.  »
— Youcef Brakni, à propos de la tentative de récupération par SOS Racisme qui organisait un rassemblement ce mardi 9 juin

LA GAUCHE TRADITIONNELLE DÉPASSÉE

Il faut d’abord recadrer les tentatives de récupérations par certaines mouvances de la gauche traditionnelle : « le comité pour Adama s’inscrit dans l’héritage des luttes de l’immigration depuis les années 70 (revoir ce papier : https://www.lameute.info/posts/choisy-ltheme-recoit-lexposition-ceux-qui-marchent-encore?rq=MIB ). Il y a eu détournement de cette histoire et d’une parole politique. On ne laissera pas se refaire 1983 ! On dénonce cela comme une tentative de récupération. C’est une nouvelle violence que les familles et les militant•es doivent subir. Nous avons appris des erreurs de nos aînés », rappelle Youcef Brakni au micro, visant l’appel à se rassembler lancé par SOS Racisme et rejoint par des figures de la gauche traditionnelle le mardi 9 juin. Par-delà cette mobilisation, Youcef pointe du doigt le détournement de la marche pour l’égalité et contre le racisme de 1983, injustement renommée « marche des Beurs » et accaparée par le PS et des associations telles que SOS Racisme.

« Nous sommes les seuls porte-paroles de notre combat, personne ne porte notre parole; personne ne parle pour nous. » martelait aussi Assa Traoré, quelques instants auparavant. “Ni récupération, ni satisfaction excessive. Les mots étaient forts”, notait la journaliste Céline Beaury (voir son article).

« Un rapport de force a été installé : c’est une petite victoire. Mais ce n’est pas une petite victoire que nous voulons » affirme Assa Traoré ce mardi. ©LaMeute-Jaya

« Un rapport de force a été installé : c’est une petite victoire. Mais ce n’est pas une petite victoire que nous voulons » affirme Assa Traoré ce mardi. ©LaMeute-Jaya

À la question d’un journaliste qui ose demander si le comité pour Adama est solidaire des violences policières subies par les Gilets Jaunes, Assa, après avoir rappelé le rôle du comité dès le début du mouvement des Gilets Jaunes en décembre 2018 (relire notre reportage), renverse la (mauvaise) perspective :

 “J’ai envie de dire que les GJ doivent être solidaires avec les quartiers populaires, pas dans l’autre sens ! Il y a eu des luttes dans nos quartiers, les violences policières commencent dans nos quartiers. On a pas besoin d’aller manifester dans la rue pour que les violences viennent à nous”.


LA POLITIQUE DE L’INDÉPENDANCE DU COMITÉ POUR ADAMA

Puis, il faut démonter les effets d’annonces politiques : « Quand il [C. Castaner, ministre de l’Intérieur] dit que la clé d’étranglement va être interdite, il ne vient pas nous sauver. Le collectif Vies Volées et le MIB [Mouvement de l’immigration et des banlieues, NDLR] ont fait un travail depuis 10 ans. S’il les avait écoutés, mon frère ne serait pas mort, Ali Ziri non plus et tant d’autres. Ce n’est pas notre sauveur ! », prend le temps de clarifier Assa Traoré.

Ce que réclame le comité pour Adama est limpide depuis 2016 : une Justice égale pour Toustes, et la fin de l’impunité dans les affaires de violences policières. Autrement dit, la mise en examen des gendarmes mis en cause dans la mort d’Adama Traoré, la mise en place d’une reconstitution mais également l’interdiction des pratiques d’immobilisation dangereuses des forces de l’ordre (plaquage ventral, clé d’étranglement, pliage – visées par la pétition #LaissezNousRespirer de Vies Volées), une réforme de la police nationale, la dissolution de l’IGPN et de l’IGGN ainsi que la constitution d’un corps indépendant pour juger les affaires de violences policières.

Le combat du comité n’est pas individuel. Sa démarche est éminemment politique : révolutionnaire et donc politique.

 

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“Nos frères meurent aussi de ces fausses enquêtes”

Assa Traoré

« Mon frère est mort avec des actes, pas avec des mots. Aujourd’hui, nous ne voulons plus de mots mais des actes judiciaires ! ». Autre effet d’annonce qui ne passe pas : Emmanuel Macron qui a demandé à la ministre de la Justice, N. Belloubet, de « se pencher » sur cette affaire de violences policières.

« On rappelle qu’il y a séparation entre l’État et la Justice ! Aujourd’hui la ministre de la Justice ne doit pas rencontrer la famille Traoré mais le procureur. On ne demande pas à ce que les discussions se fassent dans salon de thé de l’Élysée, mais que des actes judiciaires soient faits : que les gendarmes soient mis en examen ! La ministre de la Justice doit convoquer le procureur et demander des comptes sur la mort d’Adama et la mise en examen des gendarmes. Nous refusons le rendez-vous avec la ministre de la Justice. Si quelqu’un doit être convoqué, ce sont les gendarmes. Ils doivent être réentendus ».

LE FORCE MÉDIATIQUE DU COMITÉ POUR ADAMA

[(Re)voir l’épisode 3 de la web-série “Médias : les quartiers vous regardent” diffusée en août 2019 & portée par LaFriche, qui revient sur la construction de ce rapport de force avec les médias par le Comité pour Adama]

Le bruit des déclencheurs d’appareils photos, le nombres de perches tendues et les interviews à la chaîne après la conférence de presse sont la preuve que le comité pour Adama a imposé un réel rapport de force avec les médias, se rappropriant la parole médiatique en imposant son propre agenda et en faisant exploser les tentatives d’invisibilisation ; un rapport de force tel qu’il transforme la conférence de presse en masterclass pendant un instant, tendant un miroir aux journalistes présent•es.

«Pourquoi on n’arrive pas à voir cette famille comme des êtres humains, qui ont de l’amour, à qui on a arraché un être cher ? Pourquoi on montre du doigt cette jeunesse qui sort le 2 juin ? Pourquoi, quand la jeunesse sort le 2 juin, on ne la voit pas comme on a vu la “génération climat” qu’on a applaudit ? En direct à la télé, on n’a montré que des voitures qui brûlaient. Nous on l’appelle la Génération Adama », s’indigne Youcef Brakni en direction des journalistes. « Depuis le départ, on a construit un rapport de forces avec les journalistes. J’aimerais qu’on ré-humanise tous·tes les habitant•es des quartiers populaires et toute la jeunesse dehors aujourd’hui qui réclame Vérité et Justice ! ».

Assa Traoré, elle, en appelle à la responsabilité des journalistes :

“On dénonce tous ces médias racistes, xénophobes, négrophobes, islamophobes. On est en France et on laisse des personnes racistes parler sur un public large; on ne laissera pas ces personnes racistes attiser la haine et appeler la police à tirer à balles réelles dans les quartiers populaires ! C’est très grave ! C’est appeler aux crimes, aux meurtres de la population française. On doit faire sortir ces personnes qui attisent la haine ! Il faut dénoncer ces comportements et c’est le travail de tous les journalistes, de tous les « bons journalistes ». De la même manière que les « bons policiers ». Je ne pourrais pas prononcer leur nom tellement il est sale. S’ils parlent de la famille Traoré, c’est qu’on leur fait beaucoup de mal. Mais ils vont nous voir longtemps”.

Et face aux accusations calomnieuses et infondées de / sur certains médias, le comité Justice et Vérité pour Adama réplique : en direct comme sur le plateau du Quotidien mais aussi judiciairement. Iels ont annoncé déposer plaintes pour injures et diffamation envers Nicolas Poincaré, journaliste sur BFMTV qui a osé faire un portrait de la famille Traoré en la criminalisant, en particulier Bagui Traoré, le grand frère d’Adama, le dernier à l’avoir vu vivant et témoin de sa mort ; dans sa chronique, quasi à charge, N. Poincaré s’appuie largement sur la version de la maire de Beaumont-sur-Oise, Nathalie Groux ou celle des policier•es qui avaient porté plaintes contre Youssouf et Yacouba, deux frères d’Adama. J-J Bourdin a beau tenter de rappeler à la fin : “mais cela ne change rien au fond de l’affaire”. La chronique est faite.

Les plaintes de la famille vise aussi :
”- Julien ODOUL, homme politique raciste, membre du Rassemblement National, mis en examen pour recel de détournement de fonds publics
- Marine LE PEN, multirécidiviste bien connue de la justice française
- Jean-Jacques BOURDIN, récent auteur d’une infraction pénale et ancien colleur d’affiches pour un candidat d’extrême droite aux côtés de Jean-Marie LE PEN”

Les propos d’Assa, ce mardi 9 juin 2020, sont rejoints par une ancienne journaliste du Monde qui prend la parole également en direction des médias présents en citant des exemples concrets et en détruisant le mythe de l’objectivité et de l’impartialité journalistique : « Le Parisien, par exemple, remet systématiquement en cause la parole des victimes. Je fais appel à la presse : ce n’est plus possible de traiter les violences policières qui sont des violences d’État et des violences structurelles de cette façon. Il y a une moyenne de 20 morts par an en France ! La presse est capable de dire qu’aux États-Unis, il y a un racisme systémique et de faire des enquêtes : est-ce possible de le dire en France ? C’est nouveau. On le voit depuis la marche du 2. Même BFM accepte de parler de racisme systémique ! Je fais un appel à la presse. Il faut aller dans les quartiers et donner la parole aux victimes, filmer ce qu’elles disent ; il faut arrêter le 50/50. »

Youssouf Traoré, frère d’Adama et Lotfi, ami d’enfance d’Adama, en pleine interview; tous deux membres du comité pour Adama. ©LaMeute - Jaya

Youssouf Traoré, frère d’Adama et Lotfi, ami d’enfance d’Adama, en pleine interview; tous deux membres du comité pour Adama. ©LaMeute - Jaya

La représentation compte aussi largement. Et Assa, aux côtés de Ladj Ly qui a chapeauté la réalisation de la fresque qui grave les regards d’Adama Traoré et de George Floyd côte à côte, le précise :

Ce qu’il a fait avec son film LES MISERABLES, c’est qu’il a imposé nos frères sur l’écran et dans le monde entier. Leur visage, leurs voix, avec dignité, on les a regardés. Si ces hommes non-blancs avaient été imposés dans l’espace public, peut-être que mon frère aurait été regardé autrement, peut être que mon frère ne serait pas mort. Nos frères ont toujours été invisibilisés, on ne les a jamais regardés comme des êtres humains. Nos frères doivent être imposés. Ce film est un message : il les regarde avec humanité, il le impose et rappelle qu’ils peuvent participer à la construction de cette France.

[La fresque réalisée par les élèves de l’école Kourtrajmé, avec le réalisateur Ladj Ly et le photographe JR. ©LaMeute - Jaff]

Le mot de la fin est réservé à l’acteur et militant des quartiers populaires, Almamy Kanouté :

“J’ai participé à un entretien avec le directeur général de la police qui a, bien sûr, affirmé que la police française n’était pas raciste. Le Parisien n’a pas retranscrit nos réactions dans l’article paru le lendemain. Le journal est paru le mercre…

J’ai participé à un entretien avec le directeur général de la police qui a, bien sûr, affirmé que la police française n’était pas raciste. Le Parisien n’a pas retranscrit nos réactions dans l’article paru le lendemain. Le journal est paru le mercredi et le jeudi il y avait les audios de groupes de policiers racistes qui sortaient… Nous avons des responsables de différentes institutions françaises qui assument un déni profond vis à vis du racisme, des violences policières, des discriminations et des comportements qui pour moi ne reflètent pas ce que la France cherche à représenter au yeux du monde : un pays juste, libre, soi-disant fraternel ” dira Almamy Kanouté. ©LaMeute - Jaya

 Je réitère envers les journalistes : c’est un devoir et une obligation de bousculer les choses au niveau des rédactions. Nous ne sommes pas des chiffres ni des statistiques, nous sommes des êtres humains, des citoyens français. On ne demande pas que les choses soient appliquées correctement : on l’exige. On est fatigué•es de se répéter sur ce qu’on subit chaque année… Et pour celleux qui tiennent des discours sur le besoin d’apaisement; celleux qui doivent faire preuve d’apaisement, ce sont ceux qui donnent les ordres aux forces du désordre. Nous, on essaie de survivre. Qu’iels fassent leur boulot !

Rendez-vous est pris ce samedi 13 juin à 14h30 au départ de la place de la République à Paris.

©LaMeute-Jaya

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