Gilets Jaunes, Acte 4 - Partie 3/4 : "Grèves, blocages, Macron dégage !"

 

Un soir d’avril 2016, en plein Nuit Debout, l’économiste Frédéric Lordon déclarait : “on ne tient pas éternellement une société avec BFMTV, de la flicaille et du Lexomil”. Emmanuel Macron n’était alors que ministre de l’Economie et du Budget, mais tout semble indiquer aujourd’hui une fatale continuité des luttes de la Loi Travail aux “Gilets Jaunes”. Car si Macron, président, a bien été forcé de reculer sur la taxation du carburant, la mobilisation des “Gilets Jaunes” affirme dorénavant une ambition bien plus grande, une soif de révolution que ne peuvent étancher les gesticulations cosmétiques et à retardement du pouvoir en place.

C’est l’acte IV de cette mobilisation qui a mis une nouvelle fois le feu à la capitale et dans tout le pays ce samedi 8 décembre. S’agissait-il de la dernière passe d’armes entre un gouvernement aux abois et un mouvement en fin de vie - ce que souhaitait ouvertement Christophe Castaner ? Ou bien au contraire d’une énième démonstration de force des “Gilets Jaunes”, bien résigné·es à précipiter la chute d’Emmanuel Macron et de son monde ? Quoi qu’il en soit, il demeure qu’au sein de cette journée de mobilisation parisienne ont cohabité plusieurs manifestations spontanées et de nombreuses révoltes simultanées. Si l’Ouest Parisien et les Champs-Elysées étaient abandonnés à la révolte sociale des “Gilets Jaunes”, qui gronde depuis 4 samedis, qu’en était-il du reste de Paris ?

Entre gaz lacrymogènes, nuées de flash-ball et joies des luttes communes, LaMeute est allée récupérer quelques éléments de réponses.

 

LES CHAMPS, UN ÉPICENTRE OU UNE PÉRIPHÉRIE DE LA RÉVOLTE ?

 

La totalité des médias dominants français, si ce n’est du monde entier, ont fait des Champs-Elysées l’épicentre de la mobilisation des “Gilets Jaunes” sur Paris. Sur cela se fondent d’ailleurs tous les commentaires sur l’état de la mobilisation, son intensité, sa conflictualité. On mesure la force de frappe de la mobilisation aux dégâts constatés sur et autour des Champs lors des trois premiers actes des “Gilets Jaunes”. C’est donc avec force que ces médias dominants se sont empressés de commenter le nombre en baisse des barricades sur les Champs, et le contrôle de la zone par les blindés de la gendarmeries. C’est se tromper sur l’étendue géographique de cet acte 4.

Interrogé par RTL, un adjoint d’Anne Hidalgo a pourtant confié que cet acte 4 a causé “plus de dégâts que le 1er décembre”. Et pour cause, au foyer ardent des Champs-Elysées se sont ajoutés ceux de la Gare Saint-Lazare, mais également de la République et de la Bastille. Et il faut dire, à n’en pas douter, que l’essentiel de la révolte sur Paris a consisté en l’alimentation perpétuelle de ces trois points de tensions, pouvant sous certains aspects reléguer le quartier des Champs au statut de périphérie de la révolte. Autrement dit, et suivant une logique déjà amorcée par les cortèges partis de Saint-Lazare à l’acte 3, c’est la contagion et la congestion de la révolte dans toute une nouvelle partie de Paris qui a fait passer la mobilisation au cran supérieur dans cet acte 4.

Étant donnée la concentration policière sur les Champs, il a été d’une relative facilité de s’organiser plus ou moins librement sur toute la partie à l’Est, de la Gare Saint-Lazare à la Place de la Bastille, en circulant sur de grands axes comme le Boulevard Haussmann et ses prolongations vers République ; les Boulevards du Temple et Beaumarchais entre République et Bastille ; ou encore le Boulevard de Sébastopol en direction de la rue de Rivoli et l’Hôtel de Ville. De grands axes qui traversent de riches quartiers banquiers entre Saint-Lazare et République, mais également des axes classiques de manifestation pour ceux qui lient la République à la Bastille.

Le fait que la Gare Saint-Lazare ait été un point névralgique dans la révolte n’est pas dû au hasard. Par nature, une gare génère l’afflux des foules, et dans le cadre d’une mobilisation nationale sur la capitale où notamment l’Ouest français, particulièrement actif, est massivement monté sur Paris, on comprend aisément le glissement d’un certain épicentre à ce niveau-là. Tantôt point de ralliement, tantôt point de tension entre “Gilets Jaunes” et policiers, très souvent point de départ de cortèges spontanés, surtout, à toute heure de la journée.

Les places de la Bastille mais plus encore de la République ont en revanche davantage été soumises à une logique d’occupation de l’espace, de point de ralliement statique, et de repoussoir pour les forces policières.

Mais cette répartition spatiale de la révolte fait aussi et surtout écho à des appels spécifiques de différent·es secteurs du mouvement social traditionnel, répartis sur ces secteurs stratégiques, et répond à certaines logiques et représentations militantes.

 

LA RÉVOLTE POPULAIRE, ET LE “BLOC EST”

 

“La Gauche, c’est Nous !” publiait récemment sur les réseaux Youcef Brakni, membre du Comité La Vérité pour Adama, pour qualifier le cortège qui ce samedi avait fait le choix de s’élancer depuis la Gare St Lazare. Depuis déjà l’Acte 3, le Comité reproduisait ici un appel en direction de différents secteurs du mouvement social “traditionnel” ainsi qu’à la jeunesse des quartiers populaires, à venir faire valoir leurs propres agendas de revendications politiques ainsi qu’à combattre sur le terrain les actes et comportements racistes, sexistes, ou LGTBQI-phobes qui sont apparus au sein du mouvement des “Gilets Jaunes” depuis le début de cette lutte.

Ainsi, en terme de composition des forces “attendues”, et ayant manifestement répondu à cet appel on peut se référer à notre article de mise en contexte pour comprendre comment durant cette semaine, différents secteurs du mouvement social, présents sur de nombreux fronts ces deux dernières années, avaient fait le choix de se réunir ce jeudi pour préparer ensemble leur participation aux manifestations parisiennes pour exprimer la colère des “Gilets Jaunes”.

10h. Saint-Lazare. La gare n’est pas comprise parmi les très nombreuses stations que la Préfecture de Police de Paris a choisi de tout simplement fermer. On y accède très facilement en transports et dès l’heure de rendez-vous initialement prévu on peut voir le parvis de la gare se remplir très rapidement de monde. Dans le métro donc, seulement quelques contrôles au faciès à la sortie des escalators ; c’est surtout à l’extérieur et aux abords de la gare que se joue premièrement le dispositif de contrôle de cette foule qui commence à se constituer. Tout autour du parvis des barrages de CRS encerclent les accès et filtrent l’arrivée des manifestant.es avec fouilles et humiliations maintenant devenues “réglementaires”. Quelque chose comme un mélange étrange entre l’accès à une fan-zone et le retour des contrôles irréels imposés pendant le combat contre la première loi Travail.

Toujours est-il que la place se “peuple”, et ce peuple de “gauche”, celui qui a appelé et organisé ce cortège est bel et bien au rendez-vous. Devant nous donc, à l’Est tout à fait du champ de bataille des Champs Elysées, se construit ce secteur des “Gilets Jaunes” qui a fait le choix de porter les revendications de lutte contre le racisme, les violences policières et tous les types de discriminations qui gangrènent encore ce mouvement social. Cheminot.es sous des gilets oranges ou rouges de la SNCF, militant.es des quartiers populaires, militant.es antifascistes et antiracistes, syndiqué.es de différentes confédérations, collectifs et militant.es politiques composent l’essentiel des manifestant.es qui patientent sur la place avant de s’élancer. Parallèlement à ces manifestant.es ayant répondu à l’appel, il est à noter que de nombreux.ses “Gilets Jaunes” venu.es de province arrivent également sur ce point de rendez- vous sans nécessairement être au fait de la singularité de ce cortège en construction. Toujours est-il qu’aussitôt qu’un des accès de la place se libère, ce cortège commence spontanément à se mettre en mouvement et décide de battre le pavé.

La préfecture de Police avait prévenu du changement de stratégie, et en effet, sur le terrain cela se traduit après à peine quelques rues par l’activation de la méthode de la nasse “mouvante”. Le cortège, qui était d’abord uni, se trouvait ainsi entravé et divisé en différents petits groupes que des cordons de CRS, des agents de la BAC, et différents canons à eau essayaient de contenir pendant quelques temps, à coups de lacrymo et gazeuses à main, avant de se retirer et de laisser à nouveau la voie libre. C’est donc à la fois au fil de ces nasses ainsi qu’aux arrivées successives de nouveaux militant.es qu’a évolué au cours de l’après-midi la composition de ce Bloc Est.

En effet, au fur et à mesure que ce “peuple de gauche” continuait vaille que vaille son parcours, passant par presque tous les points de rassemblement des “Gilets Jaunes”, excepté le secteur des Champs Elysées et de l’Arc de Triomphe, les effectifs de contestataires, et potentiel.les “factieux.ses” comme Castaner aime à les appeler, n’allaient que croissant. L’arrivée à Bastille avait presque des airs de victoires de coupe du monde, différents cortèges se rejoignant dans une magnifique ambiance de liesse populaire. A souligner la présence tout le long de la journée de la Fanfare Invisible qui a véritablement offert aux manifestant.es la chance de pouvoir aussi se “détendre” à différentes occasions, préférant danser, chanter et restez serein.es lorsque la présence policière, elle comme promis, se faisait clairement oppressante et continue.

La nuit tombée, notre équipe décide de retourner faire un tour du côté de St-Lazare, et certainement pas pour prendre le train du retour, on décide plutôt de remettre une pièce dans le flipper parce qu’on reçoit de bonnes nouvelles d’ami.es se baladant dans ce secteur. Retour au point de départ donc, mais changement d’ambiance.

Moins de monde mais aussi une autre forme de détermination: cette fois-ci, finis les sourires, les manifestant.es qui ravivent le cortège semblent se rappeler des sages paroles de Koma, “Un loup plus un loup ça n’fera jamais une meute, mais nous plus nous plus nous ça peut faire une émeute”. Aux côtés de ce cortège, notre pas s’accélère, finies les nasses, place aux barricades, finis les CRS, place à la BAC. On a davantage de mal à suivre mais on se retrouve à plusieurs reprises à devoir courir pour éviter des charges qui émergent comme des lignes de fantômes armé.es de derrière quelques poubelles en feu. Châtelet, Les Halles, Beaubourg, pour finalement atterrir Place de la République, toujours encerclée par des compagnies de CRS.

On marque le pas, on lit quelques graffs intrépides avant de scotcher sur ce qui nous semble d’abord être une hallucination. A la manière du signal de Batman dans Gotham, à Paname, sur la façade au-dessus du GoSport, on peut lire l’inscription en énorme “Justice pour Adama”, avant que celui de “Rends l’ISF d’abord” n’apparaissent sur la façade du bâtiment d’en face.

 

UNE RÉVOLTE ENFIN ET CLAIREMENT DE GAUCHE ?

 

Sociologiquement, ce samedi a confirmé nos observations des semaines précédentes. De par leur nature symbolique, les Champs-Elysées ont concentré une grande partie des gens monté.es sur Paris pour aller prendre le palais présidentiel, et notamment “l’ultradroite” qui sert d’épouvantail dans les médias dominants. Les restes de Paris, en revanche, ont été occupé par ces forces clairement à gauche, que l’on pourrait séparer en deux grands groupes.


D’une part, celui du mouvement social traditionnel, celui des militant.es syndicalistes, partisan.es, celui des cheminot.es, celui des mouvements LGBT et féministes… Ces groupe-là ont occupé l’espace d’une manière étrangement commune étant données les circonstances.


Il y avait comme une ambiance de manifestation déclarée, comme une ambiance de manifestation classique où plusieurs milliers de personnes se dirigeaient de concert vers un même point, alors qu’à quelques kilomètres de là des blindés avançaient vers la foule. Une ambiance tant et si bien classique que même un service d’ordre syndical s’est improvisé, et protégeant non plus la manifestation des “casseurs potentiels”, mais bien de la police. Un exemple : une manifestation spontanée parmi d’autres s’était élancée en direction de la rue de Rivoli. Arrivée à Châtelet, un cordon de CRS coupa le cortège en deux, et vinrent alors s’interposer directement les syndicalistes en rangs serrés. Le face-à-face fut tendu, on gaza un peu, mais on joua aussi au volley-ball, se renvoyant la balle de chaque côté des CRS. Au bout de quelques minutes de négociation, le passage fut libéré en direction de Bastille.

D’autre part, plus que jamais, les quartiers populaires ont répondu présents aux nombreux appels de notre camp social à converger sur Paris. On s’en doutait quelque peu, ceci dit, au regard des différents lycées mobilisés toute la semaine dans les quartiers populaires d’Île-de-France. Mais à n’en plus douter, il y a eu une différence fondamentale sur ce point entre les semaines précédentes et ce samedi. Des jeunes, femmes ou hommes, avec leur ressentiment envers la police, envers les riches quartiers parisiens, envers l’opulence du centre-ville, ont évolué toute la journée dans cette mobilisation. Spécifiquement entre Saint-Lazare et République, où se concentrent sièges de banques et grands commerces. Ce groupe-là, contrairement au précédent, était bien plus mobile, bien plus offensif et bien plus radical que le premier. Somme toute BFMTV le résumerait-il aux “casseurs”.

Ce groupe n’était ni “black bloc”, ni anarchiste, ni finalement quoi que ce soit de ce type, et pourtant, ses cibles étaient clairement identifiables. Alors qu’un siège de la Société Générale se fait défoncer à coup de poteau-bélier, on entendit dans la foule “Ça c’est pour mon découvert tous les mois, sale bâtard !”, “Ça te fera moins de thunes dans ta poche, banque de merde !”. Au loin, des barricades en feu ralentissaient la progression des CRS, qui n’arrivaient pas à tenir la cadence. Ici, une poubelle à verre venait compléter les munitions. Là une vitre d’une voiture de luxe était brisée. Là, un scooter de location était retourné.

 

CONTINUONS LE DÉBUT

 

Nous nous devons cette vérité. La révolte généralisée de ce samedi doit se comprendre non comme une victoire revendiquée par la police et les médias, mais comme un pas toujours plus déterminé vers la destitution du pouvoir. Si la violence de la répression est montée à un cran supérieur, inégalée depuis Mai 68, c’est le signe manifeste que quelque chose est véritablement en train de se passer. Car à la violence récurrente qui a pris les Champs-Elysées a répondu la contagion de la révolte à de nouveaux quartiers de Paris. Des quartiers avec une valeur tant stratégique que symbolique, qui viennent redéfinir l’insurrection en cours et la placer significativement dans notre camp social. Celui des luttes pour l’égalité réelle et concrète.

Nous le disions à plusieurs reprises, c’est en agissant dans ce mouvement, ou plutôt avec ce mouvement, que se clarifieront ses positionnements idéologiques, et qu’un véritable débat, qu’un véritable combat aura lieu. C’est somme toute ce qui est en train de se passer. Comment ne pas citer l’exemple de cette scène sur le Boulevard Haussmann où se répondent respectivement un “Macron, Macron, on t’encule” et un “Macron, Macron, on t’encule pas, la sodomie, c’est entre ami.es” ? Et comment ne pas donner raison à cette affirmation, alors que la poignée de fascistes revendiqués n’est pas capable d’évoluer ailleurs que sur les Champs, tant le nombre de racisé.es et de militant.es antiracistes et antifascistes les supplantent dans le reste de Paris ? L’occupation de l’espace est politique, et sur ce point les “Gilets Jaunes” antiracistes, anti-homophobie, anti-sexistes ont sûrement gagné la bataille.

Cette occupation parallèle de l’espace, dans ce qu’elle permet de cohabitation, est sans doute la clé pour l’élargissement de ce mouvement et de ses aspirations. Elle permet, ici, de manifester pacifiquement à l’écart de la police ; là, de s’en prendre aux représentant.es du pouvoir établi. Et si c’était dans l’étendue et la contagion de cette insurrection que résidait l’issue de celle-ci ? Car certains faits demeurent, dur de sa gravité : Macron est plus que jamais aux abois, déconnecté de nos réalités, et ses annonces télévisées le confirment. La police, elle, est à bout ; ou du moins le répète-t-elle en boucle sur toutes les chaînes. . Viendra un jour où elle ne pourra plus nous poursuivre. Viendra un jour où nous serons trop loin pour elle.

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