COVID_19 : quand la société civile comble les failles du gouvernement en Inde

Sans toit, sans argent, sans nourriture, et faisant face à la brutalité policière, les invisibilisé•es de l’Inde sont soutenu•es par les associations sociales, ne pouvant compter sur rien d’autre depuis le confinement promulgué le 24 mars dernier, avec un préavis de seulement quatre heures…Focus sur la situation à Delhi, capitale du pays.

Le confinement imposé par le gouvernement central dans toute l’Inde a été annoncé par le Premier Ministre Narendra Modi le 24 Mars 2020 vers 20h. Quelques heures plus tard, toutes les routes se sont vidées. ©LaMeute - Ranee

Le confinement imposé par le gouvernement central dans toute l’Inde a été annoncé par le Premier Ministre Narendra Modi le 24 Mars 2020 vers 20h. Quelques heures plus tard, toutes les routes se sont vidées. ©LaMeute - Ranee

« Quand le lockdown (confinement) s’est mis en place, le gouvernement [indien] s’est sûrement dit que c’était seulement pour 21 jours [1] et que les gens vivant dehors, sans domicile, n’importaient pas. »

Sunil Kumar Aledia, membre du ‘Centre for Holistic Development’ (le CHD ou le Centre pour Développement Holistique), travaille dans le social depuis une vingtaine d’années, notamment pour la lutte des droits des sans-abris et l’amélioration de leurs…

Sunil Kumar Aledia, membre du ‘Centre for Holistic Development’ (le CHD ou le Centre pour Développement Holistique), travaille dans le social depuis une vingtaine d’années, notamment pour la lutte des droits des sans-abris et l’amélioration de leurs conditions de vie. ©LaMeute-Ranee

Sur ces paroles, Sunil Kumar Aledia, bénévole militant pour les droits des sans-abris, demande à son collègue de se garer près du refuge pour sans-abris dont il s’occupe, sur les berges de la rivière Yamuna dans le nord de New Delhi. Un masque blanc sous un menton un peu barbu, calotte bleue sur la tête grisonnante, il ajoute à sa panoplie une paire de gants jaunes en caoutchouc. Au moment où il s’extirpe de la voiture, la lumière de fin de journée éclaire le sourire qu’il adresse aux volontaires présent•es sur le site. La fatigue n’a pas terni sa motivation.

Travailleur social depuis deux décennies, Sunil fait partie de l’association ‘Centre for Holistic Development’ (le CHD ou le Centre pour Développement Holistique) [2] depuis sa création en 2011, qui a pour but d’améliorer les conditions de vie et de défendre les droits des sans-abris, dans les états de Delhi et de l’Uttar Pradesh -état voisin de la capitale, marqué par sa pauvreté et sa population (c’est le plus peuplé de l’Inde), dirigé par l’extrémiste hindou Yogi Adityanath. Depuis le confinement total imposé en Inde le 24 mars au soir par le gouvernement central pour contrer la propagation du COVID-19, l’association a redoublé d’efforts pour tenter d’aider les plus démuni•es et leur fournir l’accès aux besoins les plus primaires – de la nourriture, un toit, un environnement plus hygiénique, etc.

« Tous les besoins primaires reniés. Et avec ça, leur dignité aussi. »

Depuis l’annonce du confinement total du pays par son Premier Ministre, Narendra Modi, ce sont 1,3 milliards de personnes qui ont vu leur vie changer brutalement ; car, seulement quelques heures après l’annonce, les transports publics – trains, métropolitains, bus – se sont arrêtés ; les restaurants et boutiques, exceptés les magasins alimentaires, pharmacies et autres fournisseurs de services essentiels, ont baissé leurs volets ; et les frontières des états, puis des grandes villes, se sont fermées.

Toute l’économie souterraine, ce secteur informel -qui correspondrait à 93% de la force de travail globale de la population indienne [3], où se retrouvent pêle-mêle les conducteurs de rickshaws, les manutentionnaires, les éboueurs, les vendeurs de rue, les ouvriers, les travailleurs domestiques, agricoles, industriels, etc.- s’est complètement figé. Et des centaines de milliers de personnes, travailleurs migrants, sans contrat, familles sans abris, se sont retrouvé•es à l’abandon.

« L’impact de ce confinement pour ces populations a été énorme » explique Sunil, « plus de travail journalier, plus d’argent, donc plus de nourriture, plus d’eau potable, plus de toilettes… Tous les besoins primaires reniés. Et avec ça, leur dignité aussi. »

Le confinement annoncé par le Premier Ministre Narendra Modi a été perçu comme arbitraire, décidé sans concertation avec les Etats, trop rapide pour prévoir des aides pour les populations et organiser l’arrêt brutal des activités. Les nombreuses critiques du plan gouvernemental d’aides socio-économiques surlignent le flou de ses mesures quand elles ne s’attardent pas sur les populations dans le besoin, oubliées; parmi elleux s’y trouvent près d’1,8 million de sans-abris (des chiffres datant du dernier recensement, il y a près de 10 ans). Des personnes qui, bien qu’invisibilisées dans la société, ne sont pas méconnues du gouvernement.

Sunil raconte:

« depuis les débuts de CHD, nous travaillons avec les autorités gouvernementales pour donner plus de droits aux sans-abris et améliorer leurs conditions de vie. On essaye de les amener depuis les rues vers des centres et refuges, puis si possible des centres vers des logements individuels. On fournit nourriture, eau et autres services essentiels. On s’occupe de leurs droits citoyens, en les enregistrant pour des cartes de votes par exemple, leurs droits à la santé, à la justice, etc. »

Les premières distributions de nourriture organisées par les autorités ont mis plusieurs jours à s’effectuer. Entre-temps, des centaines de milliers de familles et travailleurs migrants ont décidé de rentrer, à pied, dans leurs villages natals, dans le Bihar, l’Uttar Pradesh, le Rajasthan, l’Haryana, etc., situés à des centaines de kilomètres des grandes villes où ils travaillaient. Mais les plus démuni•es et isolé•es n’ont pu quitter la capitale et restent dépendant•es de la générosité des citoyens et des moyens des associations. Pour ces populations, la peur de la faim reste bien plus prégnante que la peur du coronavirus, bien qu’elles soient aussi les plus exposées.

Quelques jours après le début du confinement, lors d’une distribution de nourriture, les résident•es du refuge ont été violemment battu•es par les travailleurs municipaux pour ne pas avoir respecté les mesures de distanciation sociale, difficilement…

Quelques jours après le début du confinement, lors d’une distribution de nourriture, les résident•es du refuge ont été violemment battu•es par les travailleurs municipaux pour ne pas avoir respecté les mesures de distanciation sociale, difficilement tenables par leur nombre et l’espace exigu. Plusieurs hommes résidents se sont jetés dans la rivière. Le corps de l’un d’entre eux a été retrouvé le lendemain par ses compagnons, qui ont protesté contre cette violence injustifiée. Le conflit s’est intensifié avec la police venue récupérer le corps, et le refuge est parti en fumée, au milieu du chaos et jets de pierre. ©LaMeute - Ranee

Arrivé au premier refuge, Sunil discute avec les volontaires sur place : durant la première semaine du confinement, près de 10 000 sans-abris s’y trouvaient, bien que le refuge n’avait la capacité d’accueillir qu’une petite centaine. Tous les autres dormaient dehors. Quelques jours plus tard, ce refuge est parti en fumée quand un conflit a émergé entre des travailleurs municipaux et des résident.e.s du refuge. Depuis, l’association CHD, en accord avec les autorités municipales, a décidé de transférer les sans-abris dans une école fermée alors transformée en nouveau lieu de refuge.

Les résidents (tous des hommes) du refuge brûlé prennent un dernier repas avant leur transfert. Ils mangent accroupis ou debout, les uns sur les autres, sans aucune possibilité de respecter la distanciation sociale notamment recommandée par l’OMS (O…

Les résidents (tous des hommes) du refuge brûlé prennent un dernier repas avant leur transfert. Ils mangent accroupis ou debout, les uns sur les autres, sans aucune possibilité de respecter la distanciation sociale notamment recommandée par l’OMS (Organisation Mondiale de la Santé), parmi les mesures de précautions à prendre contre le COVID-19. ©LaMeute - Ranee

Que puis-je faire ? Je suis pauvre, je n’ai plus d’argent. En 20 jours tout est parti dans la nourriture J’aimerais rentrer chez moi mais le gouvernement a étendu le confinement...
— Mohammed Tarique, 27 ans, victime de violences policières

Les derniers sans-abris -tous des hommes-, encadrés par des policiers, font la queue pour une dernière distribution de nourriture avant de monter dans des bus en direction du nouveau centre. Les hommes s’accroupissent pour manger leur ration, au milieu des vaches des rues cherchant à grappiller les restes. Il est évident qu’il est impossible d’imposer de la distanciation sociale. Il y a à peine de quoi s’asseoir. Depuis le début du confinement, l’équipe de Sunil a pris en charge environ 80 personnes ayant présenté des symptômes du virus, en faisant appel aux hôpitaux pour affréter des ambulances. Aucun n’a été confirmé comme cas COVID-19.

A la fin de la distribution, Sunil, venu en observateur pour s’assurer que le dernier transfert se fasse dans des conditions sereines, reprend la voiture pour se rendre dans un autre refuge au sud de la capitale. Il va y assurer la distribution du dîner.

Les boucs émissaires du gouvernement en pleine crise sanitaire : les musulman•es

La nuit laisse tomber sa chape sombre quand Sunil et son collègue parviennent à Nizamuddin, un quartier du sud de la ville où une majorité de la population résidente est musulmane. L’ensemble de la zone est encerclée de barrages de police, et son accès très restreint. Quelques semaines plus tôt, plusieurs cas d’infection COVID-19 y ont été découverts. Rapidement, un bouc émissaire a été désigné par les partis extrémistes hindous : un événement religieux organisé par l’association musulman Tablighi Jamaat à la mosquée Markaz de Nizamuddin. Toute la population quartier est alors mise sous scellé, et par extension toutes les communautés musulmanes du pays, sont stigmatisées.

Le quartier de Nizamuddin, au sud de New Delhi est bouclé et encerclé de checkpoints militaires et policiers depuis la première semaine du confinement après la découverte de plusieurs cas d’infection COVID-19. (photo du 30 Mars) ©LaMeute - Sid

Le quartier de Nizamuddin, au sud de New Delhi est bouclé et encerclé de checkpoints militaires et policiers depuis la première semaine du confinement après la découverte de plusieurs cas d’infection COVID-19. (photo du 30 Mars) ©LaMeute - Sid

Sunil et son collègue déchargent quelques sacs de provisions qu’un résident d’un quartier voisin, Sarai Kale Khan, doit récupérer, avant qu’ils ne se rendent au refuge. « Nous fournissons de la nourriture à cuisiner pour 2000 familles dans le besoin », précise le travailleur social. Enfin, la personne chargée de récupérer les vivres arrive accompagnée d’un autre résident. Son bras droit est enveloppé dans une serviette. Sous la serviette, la peau apparaît gonflée et rouge. C’est une contusion causée par un lathi, un bâton généralement fait de bambou, utilisé par les policiers comme une matraque. Quelques minutes plus tôt, alors qu’il traversait un arrêt de bus, il s’est fait arrêter par des policiers. Sans aucune injonction, ils le frappent indifférents envers ses supplications et explications. Avec son bras blessé, il ne sait pas quoi faire ; les urgences, sur-occupées, ne répondent pas aux appels. « Que puis-je faire ? Je suis pauvre, je n’ai plus d’argent. En 20 jours tout est parti dans la nourriture », explique-t-il. Il s’appelle Mohammed Tarique, il a 27 ans. Originaire du Bihar, il travaille à Delhi depuis plusieurs années comme ouvrier du textile : « J’aimerais rentrer chez moi, mais le gouvernement a étendu le confinement. »


Après quelques tentatives d’appels aux urgences sans succès, Mohammed finit par repartir sans plus de solution. 

Quand les citoyen.nes comblent l’absence du gouvernement

Alors que la nuit, devenue bien noire, allonge les ombres, Sunil et son collègue finissent par rentrer dans le refuge, entouré d’une enceinte et d’un portail sous la surveillance d’un gardien. Des familles ont allumé plusieurs feux dans la cour, pour que les femmes y cuisinent ou fassent cuire des pains plats, les chapatis ; les enfants jouent sur les balançoires et se pourchassent en criant ; les hommes se regroupent pour discuter. Les lumières des trois bâtiments éclairés, où les familles sans-abris installent des matelas pour se reposer, baignent la cour d’une lumière éparse. Derrière le troisième bâtiment, des cabanes abritent des sanitaires. Et non loin, un espace en plein-air est réservé aux cuisinier•es volontaires qui préparent les repas du soir.

Le refuge pour sans-abris se trouve sous la supervision de la police et d’un gardien posté au portail. Son accès est restreint, et les résident•es ne sont pas autorisé•es à y entrer et sortir librement, sans permission ou raison valable (santé). ©La…

Le refuge pour sans-abris se trouve sous la supervision de la police et d’un gardien posté au portail. Son accès est restreint, et les résident•es ne sont pas autorisé•es à y entrer et sortir librement, sans permission ou raison valable (santé). ©LaMeute - Ranee

Le refuge comptait habituellement une petite centaine de sans-abris ; depuis le confinement, il en abrite plus de 300,  « des familles, femmes, enfants, hommes, tous mélangés entre populations Hindoues et Musulmanes, n’ayant pas de toit et de moyens de survivre ». Les repas ici sont distribués deux fois par jour. Ce sont des résident•es qui cuisinent et ils préparent de la nourriture pour deux autres refuges du quartier de Nizamuddin également.

Ce sont des résident•es du refuge, se portant volontaires, qui cuisinent pour tout le monde. S’il n’y a plus de masque ou de gants, iels doivent se contenter d’un foulard. ©LaMeute - Ranee

Ce sont des résident•es du refuge, se portant volontaires, qui cuisinent pour tout le monde. S’il n’y a plus de masque ou de gants, iels doivent se contenter d’un foulard. ©LaMeute - Ranee

Avec son équipe de 24 bénévoles qui œuvrent pour le CHD, Sunil effectue au total deux fois dans la journée des « distributions de nourriture pour 15 000 sans-abris par jour, dont 7 000 rations sèches – nourriture de base que les personnes préparent elles-mêmes – et 8 000 repas cuisinés. »

La distribution commence dans la cour, supervisée par quelques policiers. L’ambiance un peu confortable, que les bénévoles de l’association tentent probablement d’instaurer, s’évapore à la vue des uniformes : c’est l’organisation martiale qui prédomine, et on devine que pour beaucoup de ces familles sans ressources, reléguées dans les refuges pour sans-abris et démunis, le confinement tient plus d’un enfermement presque carcéral, par défaut, que d’une pause forcée.

Les premières personnes s’assoient sur le sol dans l’allée, en face de l’espace cuisine, en laissant parfois environ un mètre entre elles. Cela évite d’attendre debout, en file, car comme le glissait Sunil un peu plus tôt, « devoir faire la queue comme ça chaque jour pour avoir le droit de manger, ça affecte la dignité ». Alors ici ce sont des résident•es et bénévoles qui servent les autres en passant entre les rangs.

« Je me suis porté volontaire pour faire la cuisine et le service. Avant le confinement, j’étais déjà cuisinier, pour les mariages et les événements. Donc je me suis proposé pour cuisiner pour ce refuge, plus de 300 repas, puis pour 2 autres refuges, donc environ 500 repas à chaque fois au total. », nous explique Raju, un des résidents du refuge qui est cuisinier volontaire. « On est toute une équipe à travailler. Et comme j’ai eu une infection à la jambe récemment , j’ai encore un peu mal, et j’ai besoin d’aide. »

Les hommes en charge de la distribution s’emparent des récipients en étain contenant du riz et des légumes en sauce. Ils distribuent un par un le repas, remplissant les assiettes tendues, tandis que d’autres résident•es s’installent en bout de file et font grossir les rangs. Le repas est vite avalé, et quand une place se libère, quelqu’un l’occupe immédiatement. Des femmes avec de jeunes enfants s’assoient vers la fin de la queue, tandis que qu’un policier patrouille entre les assiettes.

Le dîner touche à sa fin, et après la distribution effectuée, Sunil se sert une portion du repas qu’il mange debout près des grosses marmites maintenant bien désemplies. Il mange comme il travaille, avec rapidité, énergie et précision. Comme si le temps, compté, filait avec le vent, comme si en nourrissant les autres, on se nourrissait aussi soi-même, et par là on nourrissait le monde ; et comme si ces gestes répétés chaque jour pour s’alimenter, s’abriter, se soigner étaient, certes les plus basiques, mais les plus nécessaires à préserver la dignité humaine. Une dignité oubliée ou ignorée par les autorités, que des citoyen•nes s’efforcent de défendre en comblant les manques.

La distribution de repas est encadrée par les officiers. Les résident•es essayent de laisser environ un mètre de distance entre chacun•e pendant la distribution du repas. Mais par leur nombre, et le petit espace réservé pour créer les rangs, ce n’es…

La distribution de repas est encadrée par les officiers. Les résident•es essayent de laisser environ un mètre de distance entre chacun•e pendant la distribution du repas. Mais par leur nombre, et le petit espace réservé pour créer les rangs, ce n’est pas toujours possible. ©LaMeute - Ranee

[En précisant que ce reportage a été réalisé mi-avril, et ne prétend pas à l'exhaustivité. Évidemment la situation comme on peut l'imaginer évolue vite, ici nous offrons un instantanée à partir de ce que nous avons pu observer à cette date]

Textes, photos et vidéos ©LaMeute - Ranee & Sid

NOTES

[1] Le premier confinement a été imposé en Inde le 24 mars 2020 pour 21 jours. Le 15 avril, à la date officielle de la fin du confinement, celui-ci est étendu jusqu’au 3 mai.

[2] Le terme holistique désigne une approche globaliste considérant l’individu comme constituant un tout.

[3] Voir page 11 de http://dev.gireps.org/wp-content/uploads/2014/08/2.-PRACTA-F.-Bordeleau-V.-Brillant-Giroux.pdf



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