A Paris, un 1er mai au goût d'après
Un peu plus de 20 000 personnes ont participé au premier défilé de la Journée internationale des travailleur-ses depuis le début de la pandémie. Au-delà de la question du travail, le cortège a exprimé -souvent dans un esprit de fête- son empressement à un véritable changement sociétal et stratégique.
Il y a des habitudes du monde d'avant qui nous avaient manqué. Le rendez-vous annuel du 1er mai, son parcours routinier (de la place de la République à Nation) et ses têtes familières que l'on reconnaît parmi la foule en font partie.
Ce samedi 1er mai 2021, entre 20 000 et 25 000 manifestant-es ont battu le sol parisien. Ou franchement piétiné à certains moments, dans l'attente que les forces de l'ordre veuillent bien réunir le cortège, qu'elles avaient à plusieurs reprises scindé en deux.
Des couacs à Saint-Ambroise
A l'appel de l'intersyndical -CGT, Force ouvrière, Solidaires et la FSU, trois cortèges ont convergé en début d'après-midi sur la place de la République : les Gilets Jaunes réunis dès le matin, les occupant-es du théâtre de l'Odéon, ainsi que le collectif de la Marche des Solidarités qui commémorait le décès de Bary Keita, mort ce 18 avril sur un chantier de BTP.
Passant sous une énorme banderole "Quand tout sera privé, on sera privé de tout", les manifestant-es se sont élancés le long du boulevard Voltaire, aux sons des Rosies, des orchestres ou encore des batucada féministes.
Pourtant, à peine une heure avant son départ, le cortège hésite. Médiapart déclare, dans son compte rendu de la journée :
"Dès le départ, l’avant de la manifestation a été encadré de très près par des gendarmes, qui marchaient à reculons et enserrait le parcours sur les côtés. Ce sont eux qui ont imprimé le rythme de progression du cortège. Tantôt très rapide, tantôt en pause de longues minutes, sans explications".
Des projectiles sont régulièrement envoyés sur les agents de la CSI (Compagnies de Sécurisation et d’Intervention) encadrant le cortège, et qui se sont fait remarquer pour leurs interventions brutales au sein du cortège, comme le 12 décembre 2020 ou le 30 janvier 2021.
Pendant près d'une heure trente, le cortège stagne sous les gaz lacrymogènes sporadiques, au niveau de l'église Saint-Ambroise. Les forces de l'ordre chargent régulièrement la foule pour procéder à des interpellations. Celles et ceux qui ont réussi à passer, attendent leurs camarades quelques mètres plus loin. Pour patienter, on balance au micro "Et c'est pas à l'Elysée qu'on aura satisfaction. C'est par la grêve et par l'action".
Les forces de l'ordre finissent par fendre la foule. On ne sait si c'est pour protéger une banque ou bien encadrer un départ de feu. Toujours est-il que les policiers forment un "U" impeccable tandis que le cortège piétine.
Un peu plus en arrière, on continue néanmoins de danser, et l'on redécore les murs.
"La résistance danse"
L'esprit du 1er mai 2021, c'est le Pink Bloc qui en parle le mieux. Constitué de travailleur-ses du sexe, de personnes queer et de militant-es afro-féministes, on doit au Pink Block cette déclaration sur la page de leur évènement Facebook:
"Le capitalisme ne sera jamais féministe, ni anti-raciste, ni écologique".
Comme lorsque des manifestations contre la réforme des retraites, le 1er mai a réuni des secteurs professionnelles très divers : les mondes de la Culture et de l'hôtellerie éreintés par la crise sanitaire, mais également des éboueurs en lutte, les aides à domicile réclamant le droit de "sortir de l'ombre" ou encore le personnel des établissements psychiatriques.
Les pancartes, les stickers et les tags donnaient à voir, quant à eux, la diversité des revendications, qui brassaient bien au-delà de la sphère du travail.
Aux militant-es contre la loi Sécurité Globale, les stickers sur les poteaux; aux nostalgiques des avancées sociales de la Commune, les vitres des arrêts de bus; aux travailleuses du sexe libres, aux zadistes et squatteur-ses, les murs. Ce samedi, on demandait tout aussi bien plus d'écologie que de créer des "zad partout".
"On ne voudrait pas qu'ils disent qu'on est tristes en France", chantonnent deux jeunes manifestantes. Elles tiennent à bout de bras une pancarte "La résistance danse", un vers d'une chanson du rappeur Dooz-Kawa. "Depuis le Covid, on apprend tous les jours à être frustré-es. On a choisi cette chanson car c'est un appel à la résistance. Malgré le contexte négatif, il faut savoir résister de manière joyeuse et collectivement", développe Floriane. Les deux amies ont profité de la manifestation à l'arrière du cortège, loin des gaz, entre les chorégraphies des occupant-es du théâtre de l'Odéon et les chants féministes. "On y a trouvé ce que l'on cherchait. On a pu manifester toustes ensemble et partager, dans un contexte où l'on a tendance à rester dans nos petits coins. La manifestation était dans un bon mood", poursuit Salomé. Pour ces militantes pour la PMA pour toutes, ce 1er mai "est la preuve que l'on est beaucoup à être en colère en France".
Pour Yassmine, Adama et Lilia, l'entrée dans le monde du travail n'est pas pour tout de suite, mais elles manifestent quand même, pour visibiliser leur combat. Dès que l'on s'approche d'elle, Yassmine débite : "Personnellement, cela fait un an que je n'ai pas mis les pieds en cours. Mais on nous demande de passer nos examens en présentiel". Les trois jeunes femmes sont en BTS esthétique, technique de management ou commerce. Elles se sentent toutes "ignorées" et "en colère", d'après leurs pancartes. "On est entourées de professeur-ses perdu-es qui nous demandent de mentir sur nos rapports de stage, ou lors de nos oraux, en inventant des missions en entreprise que l'on n'a jamais faites à cause de la pandémie", souffle Adama.
Le dialogue social gît dans un cercueil
"On ne comprend pas pourquoi le gouvernement s'obstine à nous faire passer nos examens en présentiel plutôt qu'en contrôle continu, alors que dans certaines classes on ne peut même pas ouvrir les fenêtres pour aérer. On a tout simplement peur", lâche Lilia.
Les étudiant-es en BTS, contrairement aux élèves des universités, devront passer leur examen en présentiel lors de la réouverture des lycées. Et ce malgré une requête déposée au Conseil d'Etat soutenue par une pétition de plus de 90 000 signatures, que l’institution a rejetée la veille du 1er mai. Iels viennent de saisir la Cour Européenne des Droits de l’Homme.
"Tout est contradictoire entre les mesures pour les licences et les masters et celles pour les BTS", souffle l'une. "Il n'y a aucune égalité. Au lieu de ça, on a des salles bondées", murmure l'autre. Elles ne prononcent pas le terme de mépris de classe, mais on y pense très fort.
"Le BTS n'est pas un diplôme facile à avoir. Il y a beaucoup de monde pour peu de place à la fin. Si on rate notre diplôme cette année, Parcoursup c'est mort pour nous", prévient Lilia.
"C'est triste à dire, mais au moment où l'on parle il y a des étudiants qui se suicident", déclare Adama en empoignant son téléphone portable. A l'intérieur, une conversation Whatsapp créée spécialement pour le 1er mai. Elle fait défiler des informations sur le trajet de la manifestation et des annonces funestes sur le décès d'un camarade.
Même sentiment de parler à un mur pour les archéologues du service public. En arrêt au mois de mars pour demander une revalorisation des salaires et des CDI pour faire face aux départs à la retraite, les agents de l'Inrap (Institut national d’archéologie préventive) sont reparti-es pour un tour, en votant pour une grève reconductible. "Nous avons eu une réunion le 14 avril avec des représentant-es du Ministère de la Culture. Mais on nous propose un dixième de ce que l'on demandait en revalorisation des salaires", dénonce Séverine Hurard. Selon les griffes tarifaires actuelles, un-e archéologue débutant-e ne touche pas le SMIC. L'Inrap, en sa qualité d'établissement public, ajuste par la suite les fiches de paie avec des primes mensuelles.
Le fond et la forme
Après le temps d'immobilisme au niveau de l'église Saint-Ambroise, la manifestation poursuit tranquillement sa route. A l'arrivée à Nation, les premier-s arrivant-es guettent le reste du cortège.
Deux altercations verbales débutent lorsque le premier camion de la CGT fait son arrivée sur la place. Un manifestant qui observe la scène décrypte : "les syndicats représentent le monde d'avant même si l'on a besoin d'eux en ce qui concerne le monde du travail. Par contre, il n'y a pas une pointe de révolutionnaire chez eux".
D’après les premiers témoignages, à l'origine des altercations : la tenue de propos racistes. Mais manifestant-es et CGTistes se rejettent la culpabilité.
Entre le syndicat et les manifestant-es, un lourd passif existe. Les différents sont tout autant idéologiques, stratégiques qu'éthiques. Dans la sphère militante, les critiques envers le Service d'Ordre de la CGT vont bon train depuis longtemps, lui reprochant sa brutalité et sa proximité avec les forces de l'ordre. Alors que l'on pense assister à un chahut anecdotique et sans gravité, la situation dégénère lorsque des membres du SO font usage de gazeuses à main. "Moi aussi, j'ai eu des problèmes à cause du SO de la CGT", évoque un jeune garçon qui a souhaité rester anonyme. "Ça date, mais ça marque", souffle-t-il.
Face à ce secret de Polichinelle, il semble fort peu probable que les hautes instances du syndicat n’aient pas eu vent des reproches qui visent son Service d’Ordre -composé de CGTistes bénévoles. Le syndicat n’a, pour le moment, jamais effectué un travail d’introspection sur ce sujet.
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