Un an de combat judiciaire pour la famille Bah

Sept jours avant la Marche commémorative pour Ibrahima Bah, décédé dans un accident aux abords d’une opération de police à Villiers-le-Bel le 6 octobre 2019 [voir notre reportage de l’année dernière], ses proches et les membres du collectif pour Ibo réalisaient une tournée des quartiers voisins pour rappeler l’histoire de ce jeune homme de 22 ans, passionné de moto ainsi que leur bataille pour avoir accès aux vidéos.

« Ça fait bientôt un an, mais même les images, j’y crois plus… » lâche Hadja, la grande sœur d’Ibo, en tendant une affiche violette et blanche sur laquelle on peut lire « Justice pour Ibo ». Ibrahima Bah y a été dessiné sur sa moto, visage doux et souriant. Sur la place du marché de Sarcelles, l’homme qui la saisit en assurant sa venue samedi 10 octobre prochain évoque d’autres morts antérieures, d’autres violences où la police est impliquée, où rien ne se passe dans une obscurité travaillée. « C’est sûr que ces années passées, il y avait moins de mobilisation. Mais nos parents, comment voulais-tu qu’ils fassent ? Déjà que même pour nous c’est difficile de se mobiliser… ». Ici, nombreuses sont les personnes qui connaissent l’histoire du jeune sarcellois. Il a grandi à quelques pas de la gare de Garges-Sarcelles.

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Le collectif Justice pour Ibo

Devant le domicile familial à Sarcelles ©LaMeute-Jaya

« Il aurait dû avoir 23 ans cette année, le 29 octobre prochain… » souffle Hadja. « On partageait le même mois d’anniversaire. » L’aîné de la fratrie, Thierno, ne tarit pas d’éloges pour décrire son petit frère: « Il était cultivé, très sociable, très gentil, serviable, adoré des autres. Il aimait la vie. » Lors de la marche d’octobre 2019, à quelques jours de la mort du jeune homme, ses amis étaient nombreux à souligner son écoute, sa solidarité, son appui, sa disponibilité.

«Il était aussi sportif : il aimait la boxe et la moto, c’était sa passion. Il était aussi très religieux, il ne loupait jamais les prières, il avait même toujours un tapis de prière dans sa voiture .» Presque emblématique de cette description, Thierno conclue par cette phrase : « Ce jour-là, il venait d’ailleurs de prier à 14H lorsqu’il a reçu un appel auquel il a répondu de suite : ‘j’arrive’ . »

Aujourd’hui, lui, Diané, Hadja et des soutiens retournent sur les lieux pour y coller des affiches d’appel à la Marche :  « Notre petit frère c’était le lien entre nous tous. C’était le petit dernier, il était très choyé par notre mère. D’ailleurs, je l’avais inscrit au collège au Canada parce que je voulais lui donner tout ce que je n’avais pas eu, mais l’éloignement a été trop difficile, notamment avec ma mère. » Thierno revient sur ce 6 octobre qui a changé la vie de la famille, déjà marquée par la perte d’un être cher survenue six mois plus tôt : « Quand j’apprends l’accident, j’y croyais pas. Je m’attendais à une jambe en l’air à l’hôpital…. Les témoignages ont commencé à arriver et à partir de là, on a eu la volonté de combattre. Par la foi, tu acceptes ce destin aussi. En tant qu’habitant de la banlieue, on a l’expérience de la police sarcelloise et de celle de Villiers et on sait qu’on a pas les mêmes droits face à eux… » Et face à l’État, l’observation se poursuit pour Thierno : «  on est quand même censés être au pays des droits de l’homme : pourquoi nous on aurait pas les mêmes ? » Ou, le corollaire de cette question rhétorique, pourquoi les policiers en auraient plus ?  

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« On ne devrait pas passer notre vie à faire ça… »

Hadja, la grande soeur d’Ibo

 Tout devient combat sur le ring judiciaire, de la force de s’organiser – alors même qu’on vient d’être amputé d’un être cher – à la banale lutte pour avoir accès à toutes les pièces du dossier, notamment les vidéos. La famille et les soutiens pour Ibo se heurtent, comme de nombreux proches de victimes mettant en cause la police, à une succession de portes closes: comme le courrier de Diané adressée au Garde des Sceaux en juillet dernier et restée lettre morte ou la demande de dépaysement réalisée par l’avocat de la famille, Me Bouzrou, refusée par le juge au motif que les liens entre le parquet du Val d’Oise et les policiers ne seraient pas avérés, ou encore l’impossibilité de pouvoir visionner les vidéos. Sur place, une caméra de surveillance supplante le lieu de l’accident, située juste en face du poteau qu’Ibrahima a percuté. Dans cet article (https://www.leparisien.fr/val-d-oise-95/villiers-le-bel-un-an-apres-la-mort-d-ibrahima-bah-des-questions-toujours-sans-reponse-05-10-2020-8397207.php ) , Le Parisien  justifiait, selon ses sources, que cette caméra, rotative, aurait justement changé d’angle au moment de l’accident, filmant les lieux juste avant et juste après…
Pour Diané, frère d’Ibrahima, c’est simple : « Même si c’est le cas, pourquoi ne pas nous laisser y avoir accès ? » Il cite également la caméra du bus qui passait à ce moment-là – l’arrêt de bus étant juste à côté de la caméra de surveillance. Une autre caméra, plus bas, balaierait aussi la rue. « On ne fait que demander des vidéos posées pour et par les citoyen•nes : on nous refuse ces images réalisées avec nos impôts ! » s’insurge Thierno. Un jeune homme passe à moto, en roue arrière. Diané l’observe longuement et ponctue :

Certains de ces jeunes nous ont dit qu’ils faisaient ça en réaction maintenant… Ici tout le monde sait ce qu’il s’est passé… Et c’est sur ce même boulevard que Laramy et Moushin sont également morts, au guidon d’un deux roues dans une collision avec un véhicule policier qui les poursuivait, NDLR] en 2007. 

Une marche au départ de la Maison de Justice de Sarcelles

Ces tournées de quartier, ce travail de tractage, de collage d’affiches, la famille et les proches n’ont pas d’autre choix que de le réaliser pour peser dans le rapport de force face à l’institution policière. Après avoir tourné dans le quartier Faidherbe de Villiers-le-Bel, la famille se rend sur un terrain bétonné où des passionnés de motos se réunissent le week-end ; au milieu des vrombissements de moteurs, la sœur et les frères d’Ibo poursuivent leur travail de sensibilisation, glissant au passage un mot sur l’importance de se protéger à moto pour soi, pour les autres et aussi pour éviter les contrôles de police : « Ils nous tuent mais ils ne tueront pas notre passion » confie Diané.  Un jeune snappe immédiatement l’affiche en faisant la promesse de venir ce dimanche. « Évidemment on connaît cette affaire. Ici, ceux qui font de la moto ont forcément entendu parler d’Ibo. »

Pour Hocine R. , soutien de la famille, ce sont aussi des moments d’échanges et de libération de la parole :

Hier, on a commencé à discuter avec des jeunes à Sarcelles et l’un d’entre eux nous a fait part de violences subies par un maton pendant son incarcération... 

Le travail de la famille a également une autre forme de libération de parole : « Alors que nous collions et distribuions les affiches à Sarcelles, un monsieur qui vit à Villiers-le-Bel s’est approché de nous : ‘‘paix à son âme’’, m’a-t-il dit, ‘‘ma femme a tout vu par la fenêtre, elle est toujours traumatisée…’’ » relate Hadja.

Moi, je leur demande de suite : ‘‘mais, vous avez raconté ça à quelqu’un ?’’ ; ‘‘Personne n’est venu nous demander…’’…  En fait, il n’y a quasiment pas eu d’enquête de voisinage !! 

Le récit de cet homme est le même que celui livré par d’autres témoins qui ont pris contact avec la famille : le fourgon de police terminait un contrôle routine, Ibrahima est arrivé par la rue Faidherbe et le fourgon aurait été délibérément déplacé pour lui barrer la route. Pour les policiers, le fourgon était en train de repartir des lieux. Ibrahima n’avait pas d’autre choix que de monter sur le trottoir et a percuté le poteau qui se trouvait un peu plus bas, lui coûtant la vie.

« On ne devrait pas passer notre week-end, notre vie à faire ça… » remarque Hadja. « Les policiers, eux, sont tranquilles chez eux et ils continuent d’exercer dans notre ville… »

La Marche de samedi aura lieu à Sarcelles : « On est natifs de Sarcelles et les policiers incriminés exercent aussi à Sarcelles donc c’était important que, cette année, la marche ait lieu ici » explique Thierno. Elle débutera, symboliquement, devant la Maison de la Justice, avenue du 8 mai 45.

©LaMeute-Jaya