Une jeunesse au front pour Sabri Choubi

DSCF2231.jpg

Quelques jours seulement après le décès de Sabri Choubi – qui a perdu la vie au volant de sa motocross dans des circonstances encore floues - plus d’un millier de personnes ont arpenté les rues d’Argenteuil (95) au cours d’une marche blanche lui rendant hommage, ce jeudi 21 mai. Organisée par ses proches et sa famille, cette marche a été dynamisée par les jeunes d’Argenteuil qui n’entendent pas baisser les bras pour obtenir Justice.


« Du 9-2 au 9-5 » : des lycéen·es s’engouffrent sans hésiter dans le bus 18 qui mène, ce jeudi 21 mai 2020, à la marche blanche pour Sabri Choubi depuis la gare d’Argenteuil. S’iels ont tous·tes la même tranche d’âge, certain·es viennent d’un peu plus loin en signe de solidarité. Les appels à la marche blanche -qui ont circulé sur différents réseaux sociaux- ont visiblement fonctionné, en dépit d’un changement de date et de parcours. « On voulait lui rendre un hommage à la hauteur, et marcher là où il avait ses habitudes », souffle en début d’après-midi “S.”, organisatrice de la marche qui souffle à peine ses 18 bougies. 


Une jeunesse meurtrie

L’hommage rendu à Sabri fut bel et bien à la hauteur de la peine causée par sa mort. Le jeune homme de 18 ans a perdu la vie le dimanche 17 mai en percutant un poteau électrique. Rapidement, des voix se sont élevées pour dénoncer la présence d’une voiture de la BAC à proximité du lieu du décès. Le parquet de Pontoise [la même juridiction que pour la mort d’Adama Traoré, qui avait, à l’été 2016, osé déposer plainte contre lui alors qu’il était décédé, comme le révélait Mediapart, NDLR], suite aux “premières conclusions”, est catégorique: la voiture de police n’a pas percuté le jeune homme dans cette rue étroite où a eu lieu l’accident. Une enquête est en cours pour éclaircir les circonstances de la mort de Sabri. L’hypothèse de la course-poursuite n’est, quant à elle, pas exclue. 

Au pied d’un immeuble du quartier du Val d’Argenteuil, les murs réclament « Justice pour Sabri ». Plus d’un millier de personnes ont répondu à l’appel. La plupart des personnes présentes portent un tee-shirt noir, et cette inscription : « Lumière[s] pour Sabri ». En quelques jours seulement, les proches du jeune homme se sont mobilisé·es pour organiser cette marche, qui fera sûrement date, au vu du nombre de personne ayant fait le déplacement en si peu de temps et en pleine crise sanitaire, qui restreint les déplacements de chacun. « Tout est en règle », précise fièrement S., qui a dû apprendre sur le tas les démarches pour déclarer l'événement en préfecture.

Sur les réseaux sociaux aussi, la mobilisation s’est vite mise en place : une page Instagram gérée par la petite sœur adolescente de Sabri, des images « Je suis Sabri », une cagnotte en ligne, des messages de soutien relayés sur Snapchat

« On est tous·tes dévasté·es. Tout le monde n’a pas la force … donc je l’ai fait » - S.

S., elle, a géré l'événement du jour, sans même se rendre compte de la force qu’elle a en elle. « On est tous·tes dévasté·es. Tout le monde n’a pas la force … donc je l’ai fait », explique simplement la lycéenne de Terminale S [scientifique]. 

Elle a demandé « aux grands de la cité » de l’aide pour gérer le parcours et la distribution d’eau. Un message plus tard, les “grands” sont effectivement là : sourire aux lèvres, ils éclaboussent joyeusement le cortège. « Je ne sais pas nager !», plaisante un adolescent arrosé.   

« Je ne suis pas chez moi : je suis à la marche », précise un autre garçon en décrochant son téléphone. Le long du parcours - qui arpente les ruelles escarpées d’un quartier pavillonnaire - une jeune fille s’effondre, de douleur. La marche passe devant les endroits où Sabri avait ses habitudes : ses potes, le lieu du drame, son bâtiment, le parc où il se posait. D’autres aussi craquent. Cette fois-ci, c’est la chaleur harassante qui fait des dégâts. Mais qu’importe, les ami·es de Sabri iront jusqu’au bout : malgré la douleur, malgré le soleil au zénith.

A l’heure des choix Parcoursup, les lycéen·es d’Argenteuil doivent affronter le deuil. Au milieu des conversations, on mélange la conjugaison: certain·es de ses ami·es parlent encore de Sabri au présent. « Il compte beaucoup pour moi », lâche S

D’autres médias se sont rapprochés d’elle : cette attention médiatique l’aide à tenir le cap face aux commentaires nauséabonds -qui témoignent, en autre, de leur soutien au poteau- qu’elle a pu recevoir sur internet : les mêmes renversement de responsabilités (“pourquoi roulait-il en moto non homologuée?”, “il avait qu’à mettre un casque”) toujours à l’oeuvre dans ces affaires où les forces de l’ordre sont impliqués, quand ce n’est pas la puanteur des réflexions racistes. Elle balaye d’un revers de la main ces obstacles pour recentrer la conversation sur Sabri.

Sabri : el Gato d’Argenteuil

Sabri Choubi était surnommé « Gato » [chat en espagnol, NDLR] par ses proches, à cause de sa bouille enfantine: « Il apportait beaucoup de lumière dans nos vies, c’est pour ça qu’on a choisi le slogan ‘Lumière[s] pour Sabri’ », explique la jeune fille, qui le connaissait depuis 8 ans. « Il était respectueux... Il avait toutes les qualités », renchérit Sarah*, une autre lycéenne.

Le portrait du jeune homme - qui effectuait une Terminale Professionnelle - est le même dans la bouche de tous·tes. Pour Zhire également : « tu ne trouveras personne qui puisse dire du mal de lui…». Le garçon de 20 ans connaissait bien Sabri : «Il s’arrêtait toujours 5-10 minutes pour me parler, à chaque fois qu’on se croisait ».

Comme beaucoup d’autres, Zhire a du mal à croire à la version officielle sur les circonstances de la mort de Sabri. « Vous ne trouvez pas ça bizarre qu’il n’y ait jamais de mort en motocross sauf quand les jeunes se font chasser par la police ?!», questionne-t-il. En 2007, Laramy et Moushin circulaient aussi à motocross avant de décédéer dans la collusion avec une voiture de police (le conducteur avait été condamné à six mois de prison avec sursis en 2013, NDLR) à Villiers-le-Bel;  plus récemment, toujours dans la même ville, Ibrahima Bah lui aussi conduisait une motocross avant de mourir en marge d’une opération d’intervention policière. S. aussi se pose des questions. « La police n’est pas cohérente. Elle déclare qu’ils ne poursuivent jamais les deux-roues mais on sait que cela est faux ». La mort de Fatih Karakus et Adam Soli à Grenoble en mars 2019 en sont des exemples [l’enquête est toujours en cours, un an après, NDLR]. Depuis plusieurs mois, la question de la légalité d’une poursuite de deux-roues par la police génère de nombreux débats, dus notamment au flou juridique en la matière. Le site de Libération, Checknews, rappelle en outre que, si la course poursuite de deux-roues n’est pas formellement interdite en elle-même, la course poursuite systématique d’une personne refusant d’obtempérer est censée être prohibée - et spécialement lorsqu’elle met des personnes en danger. Reste que, course-poursuite ou non, « dans tous les cas, ça veut dire que la police fait peur », remarque Zhire.

A ses cotés, son ami Aziz précise : « il ne faut pas généraliser mais il y a quelques cow-boys au sein de la police… Il faut vivre avec ». La BAC présente à Argenteuil a sa réputation chez les habitant·es des quartiers populaires - jusqu’à traverser les “frontières” d’après ces deux garçons.  « Même les gens de Sartrouville la connaisse ! », s’exclame Aziz. 

« Deux jours après la mort de Sabri, un policier m’a dit : ‘ j’aimerais éviter de me faire contrôler par certains de mes collègues ‘ », confesse le premier jeune homme.

Dans ces circonstances, les Argenteuillais·es subissent et apprennent à vivre, coûte que coûte : « on se fait petits », répondent en cœur les deux garçons.


Une ville debout

C’est contre « un acte monstrueux » que les habitant·es marchent de jour, et se révoltent de nuit, depuis la mort de Sabri. « Beaucoup de jeunes sont considéré·es comme des voyous. On comprend leur colère », résume Sarah. « Iels se révoltent parce qu’iels ont une étiquette ». Un raccourci récurrent dans les cas de violences contre des jeunes hommes racisés, à l’image du frère d’Assa Traoré. Sa soeur le résume très bien : “on n’a pas laissé Adama participer à la construction de cette France”, avec ses rêves, ses aspirations, ses opinions; réduits aux étiquettes de “voyous”, de “racailles”, comme l’avait suggéré Nicolas Sarkozy, alors Ministre de l’Intérieur, au Val d’Argenteuil, il y a tout juste 15 ans de cela.

Cette marche blanche s’est accompagnée de nombreux appels au calme de la part de la famille de la victime. Le cortège – massif - respecte aussi bien le deuil que le port du masque préconisé depuis la pandémie du coronavirus. « On est une famille à Argenteuil », dépeint S. .

Dans les rues pentues, où aucune zone d’ombre ne pointe le bout de son nez, des habitant·es prêtent leurs tuyaux d’arrosage pour rafraîchir les personnes présentes. Dans la rue du drame, rue du Trouillet, une dame est sortie de sa maison, pancarte en main. « On veut rester neutre », explique-t-elle en traduisant le message de paix qu’elle tend. « Même si on veut la justice… », ajoute-t-elle. Cette zone pavillonnaire partage la même peine que celle des habitant·es des cités du Val d’Argenteuil.  « On a entendu la mère de Sabri crier… Je n’en ai pas dormi depuis deux jours ». Et la même méfiance face aux déclarations tenues par la préfecture de police. « La rue est étroite. On ne peut pas circuler vite de toute façon… La police a dû lui faire peur », imagine le frère de l’Argenteuillaise, présent à ses côtés.

Cette ville du Val-d’Oise a eu son lot de plaies à vif dans le passé. Certaines d’entre elles, ne sont toujours pas guéries. Nous le répétons, c’est à Argenteuil notamment, que Nicolas Sarkozy – alors ministre de l’Intérieur –, lâchait son célèbre « Vous en avez assez de cette bande de racailles ? Bah on va vous en débarrasser ! ».

En 2009, c’est également ici qu’Ali Ziri, chibani de 69 ans, perdait la vie à la suite d’une technique d’immobilisation policière appelée « pliage ». Et c’est également d’Argenteuil qu’est originaire Sébastien Maillet, Gilet Jaune de la première heure qui avait perdu sa main lors de l’Acte 13 à Paris.



« Le combat ne fait que commencer »

Flashballs, douilles de grenades désencerclantes et lacrymogènes jonchent encore le sol du parc.

Après presque trois heures de marche - et quelques malaises dus à la chaleur, le cortège arrive au parc du quartier de la Bérionne. “Ca fait bizarre d’être ici parce que c’est ici que Sabri se posait”, témoigne une jeune fille. Au sol, dans l’herbe, de nombreux flashballs et des restes de grenades lacrymogènes témoignent de l’intensité des nuits précédentes, dans un parc central pour la vie du quartier qui se prête à ce genre de révoltes.

Faisant fi de leur timidité, les ami·es, les cousin·es de Sabri vont s’échanger un micro, à quelques pas de la cité de la Haie-Normande où vivait le jeune homme. « C’est difficile pour moi de parler devant tant de gens », avoue même une ado. « On sera toujours là pour toute sa famille », promettent à plusieurs reprises les jeunes qui se succèdent. 

Mara Kanté, un habitant de Villiers-le-Bel victime d’une erreur judiciaire après les révoltes qui avaient suivi la mort de Laramy et Moushin en 2007, exhorte la nouvelle génération à reprendre le flambeau : « Mobilisez-vous ! Le combat, ce n’est pas aujourd’hui…Ce n’est que le début ». Youssouf Traoré, frère d’Adama tué par les gendarmes en 2016, abonde dans le même sens.

C’est cette jeunesse - sans doute - qui a donné la force à Khalil, le papa de Sabri, de s'exprimer au micro, malgré les sanglots qui le submergent. Ce jeudi 21 mai, « j’ai découvert mon fils. Parce que mon fils, je le connais à la maison mais je ne le connais pas dehors. A travers vous, et ce que vous faîtes pour lui, je découvre mon fils. Et mon fils, c’était un bon fils : il était mon copain, il était mon ami...Il était mon copain, il était mon ami ».

Lumière[s] pour Sabri.

*Le prénom a été modifié

©LaMeute - Mes

DSCF2247.jpg

MERCI POUR VOTRE LECTURE

La réalisation de ce reportage a nécessité 3 personnes et environ 10h de travail.

- Prise de contact et texte : Mes

- Iconographie et mise en ligne : Graine

- Relecture : Jaya, Graine

Aucun bénéfice n’est tiré de cet article. Vous pouvez toujours nous soutenir via notre Tipeee en cliquant sur le lien ci-dessous.