Un procès pour Angelo et toustes les autres ! – “La Justice aujourd’hui n’acquitte même plus… Il n’y a même plus de procès !”
Ce jeudi 4 juin 2020 avait lieu l’examen du pourvoi en Cassation du procès pour Angelo Garand, tué par balles du GIGN en mars 2017; après qu’un non-lieu a été confirmé en appel en février 2019 – la Cour estimant que les gendarmes “ont agi en légitime défense” en s’appuyant sur la nouvelle loi de sécurité publique de février 2017 – les proches se sont levés contre cette clôture arbitraire du dossier sans lui donner la possibilité d’un procès. Le délibéré, qui sera rendu le 17 juin prochain, viendra confirmer si un procès devant la Cour de Cassation aura lieu. La famille et les proches dénoncent les graves conséquences de l’absence d’un tel procès sur d'autres affaires et les mécanismes de cette procédure judiciaire jusqu’à aujourd’hui.
L’audience de ce matin a débouché sur une nouvelle date butoir, une nouvelle attente infligée à la famille et aux soutiens : le délibéré, à savoir si un procès aura enfin lieu pour la mort d’Angelo Garand, tué par balles du GIGN en mars 2017, tombera le 17 juin 2020.
“Si le non-lieu est confirmé par la Justice, il servira à justifier le recours aux armes des policiers” prévenait déjà en février dernier, Aurélie Garand à l’évènement organisé pour la mémoire de Gaye Camara à Champs-Sur-Marne (voir notre reportage ici : https://www.lameute.info/posts/collectif-justice-et-verite-pour-gaye-camara-2-ans-de-lutte-collective-et-autonome ). Cette décision de justice, Aurélie le sait, va venir donner une inclination à la définition de la légitime défense pour les forces de l’ordre: “pour la première fois l’article L435-1 va être appliqué”. Cette définition pourrait être réutilisée ensuite dans d’autres procès de victimes tuées depuis 2017.
“Pour les morts par balles policières ont rend de non-lieux dans des bureaux et pour les morts entre les mains des forces de l’ordre, on s’appuie sur des expertises pour innocenter les forces de l’ordre”
Aurélie fait référence à la dernière expertise judiciaire rendue dans la mort d’Adama Traoré (avant d’être contredite par une nouvelle expertise indépendante, commanditée par la famille ce 2 juin 2020 : voir notre reportage ici, https://www.lameute.info/posts/blacklivesmatter-adama-traor-george-floyd-et-la-police?fbclid=IwAR2NOqfVzRLjhf21BZhc2kiUM0VBzTSDhg8WihKEpKwVAv22mQ-F8POIE-E .)
Le non-lieu dans la mort d’Angelo Garand est tombé comme un couperet en octobre 2018, balayant la possibilité d’un procès. Il s’appuyait sur une définition “classique” de la légitime défense, telle qu’énoncée dans le Code Pénal à l’article 122-6 : “ Est présumé avoir agi en état de légitime défense celui qui accomplit l'acte : 1) pour repousser, de nuit, l'entrée par effraction, violence ou ruse dans un lieu habité ; 2) pour se défendre contre les auteurs de vols ou pillages exécutés avec violence.
Encore plus violent a été le rejet, en février 2019, de l’appel de la famille face au non-lieu. “Les deux gendarmes ont agi en légitime défense” concluait la Cour d’Orléans, mais cette fois en invoquant la nouvelle loi de sécurité publique de février 2017 qui élargit la notion de légitime défense, et par là même le recours aux armes des forces de l’ordre; en bref, les policiers ont désormais le même régime de légitime défense que l’armée.
Aujourd’hui, c’est donc vers la Cour de Cassation (qui ne juge que la forme et pas le fond) que les proches se tournent pour espérer voir ceux qui ont abattus Angelo traînés en justice; il y en encore de nombreuses étapes à passer, autant de patience à avoir. Ce jeudi 4 juin par exemple, une audience a lieu, à l’issue de laquelle la Cour de Cassation pourra juger ou non, de l’admission de l’examen du pourvois. Une fois admis, la Cour de Cassation examinera le dossier et jugera, sur la forme uniquement, de casser ou non le non-lieu.
“Expliquer l’histoire d’Angelo, ça donne le tournis, c’est difficile de se faire comprendre; ça mérite vraiment un procès.”
Contactée par téléphone mardi 2 juin 2020, Aurélie est inquiète pour l’audience de jeudi : “ça nous semble mal engagé ; il y a déjà deux rapports de l’avocat général et d’un juge qui sont défavorables pour le procès. S’ils refusent de casser le non-lieu, en ne se basant que sur l’audition des tueurs d’Angelo, ce sera purement injuste et arbitraire... ”
Dans un communiqué publié en mars 2020, le collectif La Vérité pour Angelo revient sur “la violence du parcours d’un condamné” :
“Entré à 22 ans dans l'engrenage carcéral pour une conduite sans permis et une bagarre,Angelo ne connaît plus depuis la liberté qu'en sursis. Six mois avant sa mise à mort, il n'a pas regagné la dure prison de Vivonne près de Poitiers où il est détenu pour des faits de vol. Ayant obtenu la permission d'en sortir une journée au titre du maintien des liens familiaux, il veut profiter plus longtemps de ses enfants, de ses parents âgés,malades. C'est lors d'un repas en famille qu'il est tué, en guise d'interpellation.”
Lorsque le GIGN arrive sur place, Angelo se réfugie dans la remise. La propriété est fouillée et les autres convives sont “mis en joue, jeté•s à terre, menotté•es” écrit encore le collectif, soulignant la violence de l’intervention. Cinq membres de forces de l’ordre pénètrent dans la grange; ils tireront pas moins de cinq balles dans le corps d’Angelo sur les huit balles tirées au total. “C’est une exécution pure et simple. Mon fils de trois ans était présent. Mon père a entendu son propre fils rendre son dernier souffle” détaille Aurélie aujourd’hui, la voix chargée d’émotion. “Comment peut-on dire que la peine de mort a été abolie ? Comment peut-on soutenir cela alors qu’on nous refuse un procès? Nos vérités comptent, nos voix comptent ! ”
“Quinze jours avant de tuer Angelo, les forces de l’ordre avaient reçu une consigne; on leur enseigne avec quelles lois ils seront protégés en fait, dont la loi L435-1…” s’insurge Aurélie.
“Expliquer l’histoire d’Angelo, ça donne le tournis, c’est difficile de se faire comprendre; ça mérite vraiment un procès. Quand j’ai eu le dossier, je me frottais le main; il va falloir expliquer ci et ça; pourquoi lui dit qu’il tire alors que son collègue tombe. Tout bénéficie aux policiers s’il n’y a pas de procès. Certains osent même dire : « ça sera enfin une loi qui fera jurisprudence sur laquelle les forces de l’ordre pourront se reposer » ou d’autres qui ne sont pas satisfaits et osent râler : « tout ça pour en arriver là »… ”
Aurélie fustige aujourd’hui, aux abords du Palais de Justice de l’île de la cité à Paris, les propos de l’avocat de la partie adverse, Me Lienard (voir ce portrait de Désarmons-Les: https://desarmons.net/2019/06/18/maitre-lienard-un-avocat-au-service-de-lordre/ ): “On ne se repose pas sur la mort de mon frère !!”
“Déjà en 2017, suite au passage de cette loi, il y a eu un nombre gigantesque de morts par balles”
Ce qui se joue dans cette affaire judiciaire, c’est donc l’application de la réforme de février 2017 de la loi de sécurité intérieure qui a étendu le recours aux armes pour les forces de l’ordre; cette réforme a tout de suite été dénoncée comme un permis de tuer par de nombreuses familles de victimes de violences policières.
Pour la famille Garand qui se bat sans relâche depuis trois ans, “ce procès va faire jurisprudence. Déjà en 2017, suite au passage de cette loi, on sait combien de morts par balles policières s’en sont suivies; entre autres, il y a eu Liu Shaoyao, Jérôme Laronze ou encore Gaye Camara et Aboubakar Fofana à Nantes en 2018” énumère la sœur d’Angelo. “La liste n’a fait que s’allonger…”
BastaMag! relevait que 18 personnes ont été abattues par armes à feu de la police sur la seule année 2017, dont 9 alors que les forces de l’ordre exerçaient leurs fonctions.
L’absence d’un procès est une aberration pour la famille. “Déjà, la décision du non-lieu ne repose majoritairement que sur la parole des forces de l’ordre…. Et dans ces paroles, il y a des tonnes de contradictions !” Sans parler du racisme qui ponctue le dossier:
“Gens du voyage, gens du voyage, il n’y a que ça dans les écrits ! Et ce sont des propos très stigmatisants, qui essentialisent la communauté des gens du voyage.”
“Le GIGN tue Angelo parce qu’on fait partie des gens du voyage; et donc qu’on serait potentiellement dangereux; qu’on aurait donc potentiellement des armes. On est potentiellement morts d’avance en fait !” dénonce Aurélie ce jeudi 4 juin 2020 au sortir de l’audience.
Autre violence dans la confirmation du non-lieu en appel par la Cour d’Orléans en février dernier, la référence à deux autres victimes, mortes sous les balles de la police : Hocine Bouras, 23 ans, en Alsace en août 2014 (non-lieu confirmé en 2016 en appel) et Luigi Duquenet, 22 ans, lui aussi tué par balles policière en juillet 2010 dans le Loir-Et-Cher (la Cour d’Orléans concluait à un non-lieu, confirmé par la Cour de Cassation en 2013).
Ce jeudi, la sœur d’Angelo est présente dès 8h45 mais on l’a prévenue: dans l’enceinte de ce palais de justice (île de la Cité, Paris), elle n’aura pas non plus droit à la parole. Une violence de plus vécue pour la famille. “Comment est-ce possible de rendre des non-lieux dans des bureaux?! C’est la première fois que je vais assister à une décision mais je n’aurais droit qu’au silence… ” Pourtant, “exceptionnellement” comme le précise la Cour dans cette audience de 30 minutes à peine, elle va laisser la parole à la famille.
“Peut-être parce que nous avions quelques soutiens et même quelques journalistes ! ” estime le collectif. L’un des rares journalistes présents ce matin raconte d’ailleurs avoir été interpelé par la greffière : “oui, qu’est ce que vous faîtes ? -Je viens assister à l’audience. –Et vous êtes ? –Je suis journaliste. –Ah ? Un curieux journaliste… On vous a laissé entrer ? –Oui. –Bon…”
L’expression d’une surprise qui reflète l’idée que certains sujets, considérés comme “mineurs”/”ne faisant pas l’actu” dans la structuration du fonctionnement et du paysage médiatique actuel, ne mériteraient pas d’être couverts.
“Au moins, ce matin on m’a donné la parole, j'’ai pu dire comme je trouve le “L435-1 “ scandaleux !” résume Aurélie en sortie d’audience. “J’ai rappelé à la Cour que les policiers ont visé Angelo; imaginez-vous la scène ! Un homme seul face à cinq membres du GIGN ! Je n’ai pu parler que deux minutes mais j’avais un sacré débit ! ”
Beaucoup reste à éclaircir, à débattre et exposer dans cette affaire; le collectif “Justice pour Angelo” a d’ailleurs trouvé lui-même un ampli pour sa parole. Un livre, Mort d’Un Voyageur - Une contre-enquête (écouter un extrait sonore ici) écrit par le sociologue Didier Fassin. “C’est lui qui l’a proposé. Il a tout vu juste. On s’y retrouvait vachement. C’est ce qu’un procès ne nous accordera jamais; c’est la version de chacun. C’est ce qui est bon dans ce livre. Il l’a fait pour tout le monde.” analyse Aurélie. “ Parce que c’est ça le problème, c’est toujours leur parole qui prévaut; qui est le plus écoutée.”
“Pourtant la première année, nous avons été reçu•es par la juge d’instruction. Elle est venue elle-même sur les lieux sans qu’on en fasse la demande. Et dans la foulée, elle a même mis en examen les tireurs en décembre 2017 car elle a vu que s’il y avait eu sommation, toute la famille l’aurait entendue ! Mais cette juge avait demandé sa mutation avant l’affaire … Et il y a eu un changement de juge d’instruction à l’été 2018 par le parquet de Blois à ce moment là… La nouvelle juge débute et change complètement d’axe, par rapport à la précédente... J’imagine qu’il y avait des pressions du parquet…”
Une machine judiciaire bien huilée, qu’Aurélie relie aussi à d’autres mécanismes comme la mutation du tireur numéro 1: “il demande sa mutation en janvier; il tue Angelo en mars; et, il est muté en juillet à Melun…”
Aurélie revient sur les incohérences du dossier qu’elle connait désormais, forcément, par cœur : l’expertise balistique qui ne correspond pas aux témoignages, la modifications de la scène du crime… (voir ces papiers du collectif pour Angelo : https://larotative.info/angelo-garand-violence-etatique-et-3521.html et ici https://larotative.info/justice-pour-angelo-et-pour-tout-3732.html )
Et parmi toutes les violences vécues par les familles de victimes qui trouvent l’énergie de se lever contre les violences policières, il y a celle du déni de justice. D’autant plus violent ici que la possibilité du procès a été balayé d’un revers de main bureaucratique…
“On ne peut pas appliquer une loi comme ça, pour la première fois, sans un procès publique !”
Aurélie sait le poids qui pèse sur cette affaire, elle avance dans cette lutte avec cette responsabilité sur les épaules : “J’imagine que si ça passe, les dossiers de tout le monde vont s'accélérer… Je ne suis pas devin mais je suis très inquiète! Si on veut appliquer cette loi, il nous faut un procès. D’autant que cette loi va des policiers municipaux jusqu’aux douaniers… Ça veut dire que même les douaniers pourront tuer sans même un procès… On ne peut pas appliquer une loi comme ça, pour la première fois, sans un procès publique !” Aujourd’hui, Awa Gueye, la soeur de Babacar Gueye lui aussi mort sous les balles de la police, est présente en soutien. Elle aussi raconte les incohérences dans les déclarations et le racisme à l’oeuvre dans la mort de son frère :
Moi aussi je lutte pour obtenir justice en France. Mon frère, Babacar, était en état de détresse ce soir de décembre 2015. Il se lacérait lui-même, lorsque huit policiers sont arrivés. Mais mon frère était noir… Plutôt que l’aider, le soutenir, on lui a tiré dessus en invoquant la légitime défense. L’expertise balistique a pourtant révélé qu’aucune des cinq balles qui ont percuté mon frère n’est arrivée de face; l’arme sous scellée a été détruite par erreur !
Aux côtés d’Awa se tient le collectif Vies Volées, fondé en 2010 à l’initiative de la famille de Lamine Dieng. Cela fait 13 ans q’iels se battent pour que Justice et Vérité soient rendues dans la mort du jeune homme de 25 ans : en 2017, la Cour de Cassation avait confirmé le non-lieu. Aucun procès pour la famille. Iels ont trouvé la force de ne pas lâcher, de se tourner vers la CEDH [Cour Européenne des Droits de l’Homme, qui peut n’être saisie qu’une fois que tous les recours ont été épuisés dans le pays et qui ne juge pas les individus mais les États, NDLR] : “La marche commémorative pour Lamine Dieng, étouffé dans un fourgon de police en 2007, aura lieu le 20 juin. Retenez bien cette date !”
“Il n’y a plus de liberté, plus d’égalité, la seule chose qui nous reste c’est la fraternité” conclue Aurélie ce jeudi, pointant tout l’enjeu de la dignité humaine. Quand on marche pour un•e, on marche pour tous•tes; Aurélie rappelle comme cette phrase a du sens : “il y a forcément près de chez vous, une famille qui a besoin de soutiens”. Pour elle, la lutte est la seule voie :
Il n’y a pas pire victimes que celles des familles de violences policières; même une femme battue qui tue son marie en légitime défense passera quand même en procès. Mais pas eux… Si je lutte pas j’ai peur de moi-même. C’est la seule chose qui nous évite de tomber dans le mal, d’en faire autant.
Aurélie martèle la nécessité de se lever contre les violences policières mais aussi contre leur impunité, qui se jouent dans les tribunaux.
Si le pourvoi en Cassation est refusé, Aurélie et ses proches ne lâcheront pas: “C’est sûr que si ça s’arrête en France, j’aurais du mal à l’avaler; comment vivre après tout ça ? Ne serait-ce que de les croiser ou de les voir ? La Justice aujourd’hui n’acquitte même plus… Il n’y a même plus de procès ! On ne devrait pas avoir à lutter pour avoir droit à un procès ! Sans la Justice, comment faire notre deuil ? On ira à la CEDH ! On ne se laissera pas faire. Je veux tout faire, je ne lâcherai rien ! ”
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