Dans le mouvement contre les violences policières, la LSF n’est pas une option
Longtemps négligée, la langue des signes française [LSF, NDLR] s’est imposée dans les manifestations contre les violences policières de ces dernières semaines. Une volonté d’inclusivité portée par les interprètes qui souhaitent faire le pont entre les différentes minorités, et participer ainsi à la conscientisation de la communauté sourde. Cette initiative n’est pas sans bousculer la profession, qui reste attachée au principe de neutralité. Pour Eve Caristan et Elodia Mottot -interprètes présentes sur l’estrade lors des rassemblements des 2, 13 et 20 juin- l’heure est au réveil de la profession.
Des internautes les surnomment « les interprètes d’Assa ». Eve Caristan et Elodia Mottot étaient en première ligne lors des manifestations anti-racistes organisées dans le sillage de la mort de George Floyd. Aux côtés d’Assa Traoré le 2 juin devant le Tribunal de Grande Instance de Paris, surplombant la place de la République le 13, ou encore, guidant le cortège en hommage à Lamine Dieng une semaine plus tard : les deux professionnelles se sont activées « dans l’urgence » pour rendre accessible aux signant·es [les locuteur·trices de la langue des signes, NDLR] les nombreuses prises de parole.
En langue des signes française, Adama Traoré –décédé dans les locaux de la gendarmerie de Persan en 2016- est l’une des seules victimes présumées de violences policières à avoir droit à son propre signe. « Adama » est symbolisé par une paire de lunettes, comme celles de soleil qu’ils portaient sur son front. Instinctivement, les deux interprètes contactent le Comité Justice et Vérité pour Adama à l’initiative du rassemblement du 2 juin 2020 -24h avant l'événement.
« Nous avions déjà prévu d’y aller…en tant que manifestantes », souffle Elodia Mottot, interprète LSF depuis dix ans.
« Le combat contre le racisme a pris le pas sur notre métier », admet-elle. « La question de la rémunération n’est jamais venue sur la table », abonde Eve Caristan, sa consœur. « C’est très mal vu, dans notre profession, de faire du pro bono [travailler gracieusement pour une cause d’intérêt public, NDLR], mais il y a eu un effet cascade ! On a vu dans les journaux télévisés des interprètes en Belgique, en Angleterre… », s’enthousiasme la jeune femme de 31 ans.
“On n’a jamais été aussi bien prises en charge», fait par ailleurs remarquer Elodia. « Dès le début du rassemblement du 2 juin, Assa Traoré a été très claire. Elle a prévenu toutes les familles de violences policières qu’on serait à ses côtés jusqu’à la fin, et qu’il ne fallait pas nous gêner pour travailler”.
La jeune femme racisée poursuit : « cet accueil est très significatif car ces deux communautés vivent des discriminations depuis toujours. Je me souviens qu’à l’école, des enfants se moquaient de mes parents parce qu’iels s’exprimaient avec leurs mains… C’était en majorité des personnes blanches. Les autres ne trouvaient pas ça bizarre d’avoir des parents qui parlent une autre langue ».
Madame Chaim-Zada, et tous·tes les autres
“Cela nous paraissait logique que les sourd·es se sentent concerné·es par le sujet des violences policières car cela fait partie du vécu. Chez nous aussi, il y a des problèmes de communication avec les forces de l’ordre. Chez nous aussi, il y a des rapports abusifs”, précise Elodia Mottot, dont les parents sont sourd·es et signant·es.
En juillet 2017, Madame Chaim-Zada avait été violentée dans l’enceinte d’un commissariat de police à Paris, avant d’être traînée au sol à l’extérieur. La scène -filmée par des voisin·es- avait alors fait grand bruit, jusqu’à être diffusée sur l’antenne de BFM TV. « Ma mère ne s’exprime pas comme nous, elle émet des sons graves (…). J’ai expliqué son état et son handicap aux policiers, à l’accueil. Ils n’ont rien voulu entendre, ils ont mal interprété ses gestes et m’ont dit ‘tu la calmes sinon on la fout dehors’ », expliquait la fille de la victime au Bondy Blog.
« Mon père, il oralise : il parle fort car il ne s’entend pas. Il peut être perçu comme violent…et en plus, il n’est pas blanc”, raconte également Elodia.
En sus des cas de violences policières qui frappent cette communauté, les interprètes pointent du doigt des pratiques policières inadaptées -symptomatiques du manque de considération des personnes sourdes par la société. “Culturellement parlant, empêcher un·e signant·e de lever les bras pour lui passer des menottes revient à le bâillonner”, cite en exemple la jeune femme. Plus récemment, alors qu’un militant s’exprimait au micro lors de la manifestation contre les violences policières du 13 juin, des grenades de gaz lacrymogènes sont jetées sur une partie la place de la République.
« Il y avait un groupe de sourd·es mais iels ne pouvaient pas entendre les détonations. J’ai alors outrepassé mon rôle d’interprète : il fallait que je les prévienne », concède-t-elle.
Eve Caristan, elle, a l’occasion dans le cadre de son travail d’accompagner des personnes sourdes au commissariat et dans leurs démarches. « Non, un sourd qui ne s’arrête pas lorsqu’un policier l’interpelle, ce n’est pas un délit de fuite… », évoque-t-elle. Depuis 2005, officiellement, les personnes sourdes doivent pouvoir bénéficier de la présence d’un interprète LSF au sein des locaux de gendarmerie et de police, aux frais de l’Etat. Officieusement, ce sont parfois les personnes signantes elles-même qui la contactent en amont. « On pallie au système », lâche-t-elle.
Des failles systémiques
La loi pour l’égalité des droits et des chances du 11 février 2005 reconnaît la langue des signes française comme une langue à part entière, presque 30 ans après la fin de son interdiction [la LSF a été prohibée jusqu’en 1976, NDLR]. Seulement, aucune obligation légale n’impose la présence d’un·e interprète sur les plateaux télés. Pourtant, « il y a des gens en France qui ne s’exprime que par ça”, affirme Elodia Mottot. « Les sourd·es signant·es ne se considèrent pas comme handicapé·es, mais comme des locuteur·trices différent·es”, ajoute-elle. « Il s’agit d’une minorité culturelle avec son histoire, ses codes, et sa propre langue. Mais également dans le sens où la surdité est totalement invisible ».
« C’est très facile de faire semblant que les sourd·es n’existent pas », renchérit Eve Caristan. Le fonctionnement de la société, mis en lumière par la crise du Covid-19, contribue à cette invisibilisation. « Le protocole sanitaire mis en place a été pensé sans l’accessibilité LSF. L’injonction à se rendre seul·e à l’hôpital, par exemple, était problématique pour une personne sourde », décrit-elle.
« Nous vivons clairement dans une société audiste. Les discriminations sont systémiques », tranche Elodia Mottot. « Le chômage, les problèmes de scolarisation, les discriminations à l’embauche», énumère sa consœur Eve, sont monnaie courante pour la communauté sourde. Des discriminations systémiques qui sont également le lot des personnes racisées entendantes en France. « Les personnes sourdes travaillent, elles-aussi, majoritairement dans des professions manuelles, précaires et peu qualifiées », poursuit-elle.
« Les personnes sourdes et/ou racisées font partie de la force manuelle du pays », conclut Elodia.
Des enjeux de vie ou de mort
Les mobilisations anti-racistes nécessitaient une accessibilité LSF « car il y a beaucoup d’idées préconçues dans la communauté sourde à cause du manque d’information », témoigne Eve Caristan.
« La lutte contre le racisme nous tient à cœur. On manque beaucoup de ressources en langue des signes sur ce sujet », avoue sa collègue.
« Sans informations, tu présumes », selon Eve. Préjugés, fake news, mais également mise en danger : les deux interprètes alertent sur les conséquences dramatiques du manque d’accès aux médias fiables. « Le soir des attentats en 2015, c’est simple : les sourd·es ont été privé d’informations. J’ai envoyé un texto à un ami pour savoir où il était. Il n’était au courant de rien et se rendait tout droit dans le XXIème arrondissement… », se remémore-t-elle. Rebelote lors de l’attentat du 14 juillet 2016, à Nice. « Alors qu’onze interprètes étaient prêt·es à passer à l’antenne, iels ont été laissé·es sur le carreau au dernier moment ».
La crise du coronavirus a permis néanmoins d’accélérer le processus d’accessibilité LSF. De bonnes intentions mises en place dans l’urgence - voir à la va-vite. La municipalité de Châlons-en-Champagne (51) a, par exemple, utilisé une traduction approximative, effectuée par une non-professionnelle.
« On défend tout simplement le droit pour les sourd·es de choisir leurs informations », plaide Elodia Mottot. « Avoir uniquement accès à la parole gouvernemental, ça pose également un problème démocratique », résume Eve Caristan.
Les programmes audiovisuels de grande écoute doivent proposer un « dispositif adapté » pour les personnes sourdes ou malentendantes depuis la loi de 2005. En pratique, l’utilisation des sous-titres est privilégiée. Dernièrement, un média créé par des personnes concernées, PAM !, a proposé aux signant·es des programmes en LSF sur le coronavirus ou encore, sur la condition des femmes noires et sourdes.
Des interprètes « impartiales mais pas neutres »
Si Elodia Mottot accompagne ses parents dans leurs démarches depuis toute petite, ce sont « les hasards de la vie » qui ont conduit Eve Caristan à se tourner vers l’interprétariat. Fille d’une syndicaliste et d’un papa noir « tout aussi engagé », elle travaille elle aussi en tant qu’indépendante depuis quatre ans. « On est née véner », résume en riant aux éclats Elodia.
Les deux jeunes femmes se revendiquent toutes deux « interprètes et activistes ». Dès le début de sa carrière, Eve Caristan se rend aux réunions hebdomadaires d’Act Up et aux marches d’Acceptess Transgenres pour les traduire. « Les milieux militants sont par essence plus accueillants. Au début, il m’arrivait de devoir argumenter : si vous ne faîtes pas venir les sourd·es, votre combat n’avancera pas! A présent, il n’y a plus de débat. On vient me chercher ! ».
Pour les interprètes Christine Quipourt et Patrick Gache, l’activité d’ILSF [Interprète en Langue des Signes Française dans le jargon, NDLR] -en plaçant les personnes sourd·es dans une position « d’interlocutrices potentielles- (…) est déjà une prise de position » en soi, « inhérente à une prise de conscience linguistique et identitaire de la communauté sourde ».
Pourtant, les prises de position politiques d’Eve Caristan et Elodia Mottot sont mal vues par la profession qui suit le même code de déontologie que les autres traducteur·trices : le secret professionnel, l’obligation de rester fidèle aux propos que l’on traduit et surtout, la neutralité. « La neutralité est un mythe, car nous restons humain·es. Mais nous restons impartiales », assure fermement Eve Caristan.
Fin des années 1970, les revendications –identitaires et linguistiques- de la communauté sourde se font plus pressantes. Le « Réveil sourd » milite pour plus d’autonomie. La fonction d’interprète, qui se professionnalise à ce moment-là, se met en retrait pour laisser la parole aux personnes sourdes.
Seulement, pour Eve Caristan « certain·es interprètes vivent, de fait, en dehors des réalités de la communauté. Alors que ce métier est forcément militant parce que l’on travaille avec une minorité”, lâche-t-elle.
Dans une profession assez récente –et encore non réglementée [le diplôme n’est pas obligatoire à l’exercice de l’interprétariat en LSF, NDLR], la politique se fait encore timide. « Il n’y a pas de syndicat, pas d’Ordre », signale la jeune femme.
« Une interprète qui l’ouvre, c’est mal vu… », confirme Elodia Mottot.
« Nous on bouscule les codes »
“Nous, on bouscule les codes”, admet Eve. Les deux femmes souhaitent mettre à disposition des sour·des des outils politiques émancipateurs. « Depuis le Réveil sourd, et la loi de 2005, la doctrine qui prédomine dans la communauté sourde est : ‘c’est mieux que rien’ ! », constate Elodia Mottot. En 2019, la nomination de Jérôme Boroy –sourd de naissance- à la tête de Conseil National Consultatif des Personnes Handicapées (CNCPH) est perçue par les signant·es comme la consécration des acquis arrachés par la communauté.
« Je ne sais pas si il y aura un jour un second Réveil sourd...mais en tout cas, on ne peut pas laisser la situation dans cet état ! », poursuit-elle.
Au sein de la profession également, elles espèrent une prise de conscience sur les maux qui la submergent. « Il existe, comme dans le reste de la société, une véritable omerta sur les questions de sexisme et de racisme. Lorsqu’on le dénonce, on se sent très peu soutenues par le reste de la profession qui critique notre manque de loyauté», constate Eve Caristan.
« C’est la Ligue du LOL mais chez les ILSF », déclare amèrement de son côté Elodia. Alors que la profession est d’après elle très féminisée, elle déplore l’invisibilisation des femmes et des personnes racisées. Eve Caristan a réussi à dépasser le plafond de verre et officie ponctuellement à l’Assemblée Nationale. Elle est la première femme noire à interpréter en langue des signes au sein de l’hémicycle. Elle ”espère ne pas finir [sa] carrière en apercevant que rien n’a changé”.
En attendant, les deux femmes poursuivent leurs efforts pour faire bouger les lignes. Elles seront aux côtés du Comité Justice et Vérité pour Adama lors de la commémoration de la mort d’Adama Traoré, le 18 juillet prochain.
©LaMeute-Mes
[Pour aller plus loin, voir ce bel article de Fumigène Magazine : https://www.fumigene.org/2020/07/13/enfants-de-la-lutte/ ]