PLAIdoyer pour une photographie sociale

Manifeste du collectif LaMeute

 

 Comme un clin d'oeil maladroit, un constat s'impose : les photographes de presse ne font que témoigner de l'état du monde – ce qui importe, c'est de le changer. Dès lors qu'il est question de photographie de presse, l'hégémonie de la « neutralité journalistique » comme absolu idéologique achève toute tentative de réflexion et, de facto, de remise en question de la corporation photographique. Quiconque tiendrait un discours prenant parti ne relèverait plus du domaine journalistique mais militant, partisan – en somme : du domaine de la partialité. La rapidité d'internet et des réseaux sociaux, de la télévision et de la radio, a conditionné les populations des pays hyper-industrialisés à une perception spécifique de l'information. On apprend dès le plus jeune âge que l'information dite « brute », « réelle » – et donc, en clair, « impartiale » – est à portée de main. Les chaînes d'information en continu, sur lesquelles défile un flot d'images a priori frais et inédit, nous ont accoutumé•es à l'utilisation de l'image comme preuve du « réel ». L'image, objet d'information, suffirait à elle seule à prouver la véracité d'un discours – discours décrit comme « impartial » et de fait indiscutable. A l'heure où l'image est devenue un medium résolument accessible, en ceci qu'il est aussi aisé de la consulter que de la produire, il relève de l'absolue nécessité de remettre en question l'hégémonie dominante, étatique, en un mot dominante sur notre culture médiatique. Sans refaire le détail explicatif des préceptes des différents courants des socialismes, il apparaît que les conflits auxquels une société est confrontée sont basés sur des rapports de domination entre dominantes d'une part et dominé•es de l'autre, entrant en confrontation.

Dès lors, il convient de questionner certains acquis. Pourquoi faisons-nous si facilement confiance à BFM-TV plutôt qu'aux Twitter et Facebook de celles et ceux qui protestent ? Pourquoi nous contentons-nous des mêmes images de violences, montées de façon à jeter le discrédit sur des luttes qui leurs sont incompréhensibles ? Pourquoi préférons-nous les titres chocs du Parisien à propos des grèves cheminotes plutôt qu'à ceux des tracts syndicaux ? Il apparaît que cette préférence ne soit conditionnée par cette accoutumance forcée à la prétendue « impartialité » de ces institutions génératrices d'argent que sont les grands médias. Quand nous voyons des crânes fracassés par les matraquages policiers, les grands médias diffusent l'idée d'une violence manifestante. Quand nous voyons un racisme meurtrier dans les quartiers populaires, ils diffusent l'idée d'une « racaille émeutière » motivée par la « haine anti-flics ». Quand nous voyons la violence des délocalisations et des plans de licenciements massifs, ils diffusent l'idée de salarié•es violent•es attaché•es à leurs « privilèges » surannés.

 

De la photographie sociale

 

Au sein du Collectif LaMeute Photographie, nous nous réclamons d'une certaine philosophie, de ce courant qu'il irait de qualifier de photographie sociale. De quoi parlons-nous ? L'expression en elle-même tend à tailler en pièces l'idée de l'impartialité de l'image pour la replacer dans le contextes des luttes sociales. Photographes et journalistes nous-mêmes, soumis•es de surcroît aux différentes structures de dominations de la société, nous considérons que la corporation photo-journalistique est doublement coupable. Elle voit beaucoup mais dit si peu ; et quand elle dit, elle dit si mal. La fonction de photo-reporter ne se résumerait pour les diverses rédactions médiatiques qu'à un travail d'illustration, de témoignage d'un certain réel, en accord avec cette idée que l'image impartiale seule sait faire sens. Lors d'une manifestation, il s'agira pour ces rédactions de ne sélectionner que les photographies montrant les deux parties d'un affrontement – en clair, CRS et manifestantes – sans jamais chercher au-delà de cela. Tout•e photographe cherchant à vivre de cette activité devra se plier à cet usage ou mourir de faim, et de là naît la professionnalisation de l'activité photo-journalistique. Si à l'inverse, un•e photographe entend par sa pratique se faire la voix des dominé•es en lutte, ce ou cette photographe sera catégorisé•e comme militant•e, et plus comme journaliste.

Nous affirmons donc qu'il n'y a de photographie sociale qu'une photographie qui assume le choix de prendre parti – et de prendre parti du côté des dominé•es. Du côté de celles et ceux que les rapports de domination sociale excluent d'une pleine jouissance de droits et de libertés communes. Nous partons du fait trop de fois constaté que le journalisme ne sait en aucun cas être impartial – et il faudrait ajouter que là n’est pas le fond du problème en soi. Ce qu’il s’agit plutôt de combattre et de déconstruire, c'est la façon dont ce dernier se drape d’une prétendue « neutralité » quant à l’établissement des « faits ». Bien souvent, le monde militant souligne à raison les liens entre la production journalistique et les structures qui l’encadrent dans une économie capitaliste : les lois de l'offre et de la demande, les lois des financements, celles du patronat médiatique, de l’actionnariat et celles du salariat basé sur la terreur de la précarité salariale. Toutefois, il faut être clair•es : bien sûr, nous pouvons reprendre à notre compte la dénonciation des conséquences néfastes de la « marchandisation » de l’information, toutefois, la critique peut, et doit nécessairement s’accompagner d’une déconstruction critique de la division du travail qui règne dans le champ journalistique, et photojournalistique. Autrement dit, pour ce qui nous concerne dans le domaine de la photographie, il y aurait toute une généalogie historique et politique à produire pour comprendre comment se sont développés au travers du temps les normes qui définissent et distinguent les pratiques photojournalistiques « professionnelles », « amatrices », « engagées » etc.

 

Photographes militantes ou photographes engagées ?

 

De ce constat établi, nous effectuons la nuance entre la photographie engagée et la photographie militante. Des discussions que l'on a pu avoir avec nos confrères et consoeurs se réclamant d'être des camarades, il s'opère cette distinction dans le processus allant de la production de l'image à sa publication. Là où un•e photographe engagé•e se satisfera que sa production photographique seule soit en accord avec ses bases idéologiques – empruntant le présupposé que l’image saurait « parler d’elle même », un•e photographe militant•e n'acceptera pas de voir son travail « trahi » par l’appareil discursif lié à sa publication. Ici, pour bien comprendre les enjeux de ce problème, il serait nécessaire de s’arrêter un instant sur ce que l’on entend par « photographie », et préciser, à la différence d’une certaine représentation populaire mais aussi d’une construction historique, que non, les images ne parlent jamais d’elles-mêmes, ni depuis nulle part. Autrement dit, comme le formulait déjà dans les années 70 le théoricien nord-américain, Allan Sekula, « la photographie constitue [ toujours ] un énoncé « incomplet », un message dont la lisibilité repose sur une matrice externe de conditions et de présupposés ». Pour dire les choses plus simplement, la lecture d’une photographie, souvent – et à tort – considérée comme immédiate, s’effectue toujours au travers des supports discursifs et visuels qui l’encadrent. Concrètement, un même cliché ne produira pas le même effet selon le texte qui l’accompagne, mais aussi selon le lieu où il est exposé : l’effet que produit une image varie selon son cadre d’exposition, qu’il s’agisse des colonnes d’un journal, des murs d’un musée, de ceux d’internet, ou bien même de ceux de la rue. Cela étant dit, nous devons également nous arrêter sur les différentes étapes qui structurent en général le travail photo-journalistique. En effet, du moment où l'image est saisie sur l'appareil à celui de sa publication, il faut passer par plusieurs étapes.

  1. Capturer les images ;

  2. Sélectionner les images « réussies » ;

  3. Sélectionner les images idéologiquement en accord ;

  4. Passer par le traitement esthétique des images sur ordinateur ;

  5. Sélectionner les images « publiables » (entendre, ici, « vendables » notamment) ;

  6. Les faire valider par une rédaction ;

  7. Publication.

Chacune de ces étapes comprend son degré de subjectivité ; or, pour ce qui est des trois dernières étapes, il est question d'une subjectivité extérieure. Quiconque affirme que son travail est engagé car il retranscrit son positionnement idéologique – aussi sincère soit ce dernier – ne prend en compte qu'une partie seulement du processus de marquage politique de l'image. Ainsi, un•e photographe militant•e, faisant de la photographie sociale, s'attachera tant à ce que cherche à dire son image que ce qui en est dit. Et, de fait, refusera de participer à une publication sans être assuré•e d'avoir tous les éléments en main, y compris textuels, pour peser les pour et contre de la publication. La photographie sociale est à différencier de la pose d'un papier-peint. Il n'est pas question d'insérer l'image comme simple illustration, mais de poser de manière uniforme et cohérente un ensemble idéologique.

Partant de ce constat, il faut établir une certitude. Il n'y a de photographie sociale qu'une photographie-actrice, qui œuvre dans le mouvement social, et pour le mouvement social. Qu'on le veuille ou non qu'on en soit conscient•e ou non, nous sommes amené•es à couvrir les sujets que nous traitons, non pas par appât du frisson et du sensationnel, mais par la nécessité commune de renverser un système de dominations que nous subissons et au sein duquel nous évoluons. A titre d'exemple, nous considérons que notre exposition la plus utile à ce jour ne fut pas dans une galerie aseptisée, mais sur les murs de Beaumont-sur-Oise. Elle n'était pas à destination d'un public découvrant une problématique sociale, mais s'adressait à toutes celles et ceux qui avaient fait le déplacement jusqu'à Beaumont, et visait à transmettre et consolider la mémoire du combat pour Adama. C'est tout aussi logiquement que nos publications se fondent sur la gratuité d'internet, et nos rémunérations sur le soutien logistique du travail militant. Qui oserait aujourd'hui reprocher à Emile Zola son engagement journalistique ? Même question pour Jean Jaurès, qui dans l'éditorial du premier numéro de L'Humanité, le 18 avril 1904, écrivait :

« [...] Nous voudrions de même que le journal fût en communion constante avec tout le mouvement ouvrier, syndical et coopératif. [...] Sans nous arrêter aux diversités et aux contrariétés de tactiques et de formules, nous serons heureux d’accueillir ici toutes les communications où se manifestera la vie ouvrière ; et nous seconderons de notre mieux tous les efforts de groupement syndical et coopératif du prolétariat. »

Cette nécessité de renverser les rapports de dominations pénètre jusque dans notre mode d'organisation de la publication, dans les rouages de ce que nous considérons comme étant notre part dans les luttes sociales. Pour résister au mode dominant de transmission de l'information, les collectifs de photographes et auto-médias fleurissent, administrant la preuve que c'est la force du collectif qui met à mal les structures de domination. Nous refusons l'idée première des écoles de journalisme selon laquelle, « pour réussir », il est préalablement obligatoire de « se faire un nom ». De la même manière, nous refusons l'idée qu'en politique il faille obligatoirement « se faire un nom » pour apporter son concours aux luttes menées. La photographie sociale ne saurait donc s'accommoder du mythe du photographe-héros et de la marchandisation de son travail.

 

La photographie sociale en pratiques

 

L'ensemble des réflexions émises précédemment nous amènent à suivre une certaine méthodologie de travail, issue en toute humilité du cheminement idéologique des membres du collectif, ainsi que des expériences photographiques qui ont tapissé nos chemins jusqu'à sa constitution.

Seront ainsi acceptées, comme fruits de la concertation du collectif, les considérations suivantes.

  1. Le Collectif LaMeute Photographie adoptera toujours comme positionnement idéologique le fait d'assumer son rejet de la neutralité et de l'impartialité comme piliers de l'activité journalistique. Il s'attèle donc à ne pas se contenter d'illustrer, mais également de commenter, analyser, expliquer ;

  2. En ce sens, le collectif revendique le choix de s'engager du côté de celles et ceux qui luttent pour le progrès social, le renversement des structures de dominations quelles qu'elles soient, et œuvre activement, sans adhérer à un groupement politique quelconque, pour la promotion de l'égalité sociale ;

  3. Suivant la logique et la doctrine anticapitalistes, le collectif s'attache à des cadres de publication et d'exposition précis, avec comme souci principal celui de mettre fin à l'exploitation capitalistique du travail, et notamment du travail photographique. Le collectif n'est pas à considérer comme une source génératrice de profit, et la rémunération de ce travail (si rémunération il y a) doit se fonder sur un soutien logistique, sa valeur militante, ainsi que sur son utilité sociale et la promotion faite du progrès social ;

  4. Le collectif privilégie l'orientation de ses publications et expositions en direction et en
    faveur de celles et ceux qui luttent, sans pour autant exclure celles et ceux qui découvriraient une problématique sociale ;

  5. Le respect et la protection des personnes en lutte est un absolu auquel tend le collectif. Dans toute la mesure du possible, il s'agira toujours de trouver un consensus et un compromis dans la circulation de l'information. La liberté des camarades supplante toujours la liberté d'informer ;

  6. Le collectif privilégie ce qui fait l'essence des luttes sociales, à savoir le sens du commun et de l'organisation collective. Il refuse la conception dominante du photographe-héros, et conserve son anonymat comme démonstration d'une contre-culture populaire. Un anonymat allant également dans le sens de la sécurité de ses membres dans leur lutte ;

  7. Le collectif participe à la documentation et l'archivage en commun des luttes. En ce sens, il accorde une importance primordiale à la mémoire des luttes, à la mémoire collective, et la rédaction d'une histoire totale des luttes.